vendredi 2 décembre 2011

735 : jeudi 1er décembre 2011

Les Manitous sont grands beaux et disloqués. Quand leur main gauche veut ceci, leur droite s’empare de cela. Chacun de leurs pieds trace sa route à sa guise et jamais leurs deux yeux ne se délectent ensemble du même spectacle. Et leurs propos, auxquels on ne comprend goutte, résonnent pourtant comme des cuivres rutilants.

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Il n'était que 11h30 lorsque Sabine se présenta au comptoir. Elle repoussa ses mèches noires avant de commander avec assurance un crème, deux crêpes "et un martini s'il vous plaît". La vendeuse lui jeta un œil surprit mais la servit sans mot dire. Sabine s'assit et avala la tout rapidement en vérifiant sa montre. Dans quinze minutes son calvaire allait commencer. Elle retourna au comptoir: "un autre s'il vous plaît." elle frissonna : Sabine détestait prendre l'avion...

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Tracas... Quelqu'un frappe à la porte. Croassement d'un corbeau. Courant d'air. Bruissement des arbres. On frappe à la porte, à petits coups serrés. Et je reste là. Je ne réponds pas. Je ne sais pas. Peut-être que je n'attends personne et que personne ne m'attend. Peut-être que j'ai autre chose à faire et que je ne suis pas disposée à ouvrir sans savoir... Peut-être que je suis là à somnoler, à demi-éveillée, et que je ne discerne pas l'attente de l'autre côté. Peut-être que je n'ai pas entendu frapper et que l'interphone ne fonctionne pas. Mais ces questions, je ne me les pose pas, ça n'est plus la question. Ouverte. Mon regard se porte autre part. Fenêtres ouvertes, portes closes... Ici c'est déjà ailleurs.

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Fréderic Petit, rondouillard, les cheveux bouclés, l’air toujours affairé, la quarantaine, Frédéric est celui qu’on appelle dès qu’un problème survient. Il répond toujours, heureux de pouvoir rendre service. Sauf le lundi. Ce jour-là, il n’est jamais libre. Tout le monde le sait et nombreux sont ceux qui le charrient à ce sujet. Mais Frédéric s’en moque, il n’a jamais divulgué son secret. Son métier lui convient, il l’exerce avec méthode : il est préparateur en pharmacie. Ses collègues le jugent sérieux et efficace, toutefois très discret. Il ne se confie pas volontiers, préférant parler cinéma ou voyage. Il connaît tous les pays du monde, leur situation, leur culture, leur climat. Et pourtant, il n’a jamais voyagé ! Mais c’est toujours à lui qu’on demande conseil. Le soir, après le travail, il va marcher au bord de la mer. Il dit qu’il dépose sa fatigue sur la crête des vagues. En été, il se baigne lorsque les vacanciers disparaissent. Il a horreur de la foule. Il vit seul, sans être un moine pour autant. Le problème est qu’il se lasse vite. Pour lui, les femmes sont toutes les mêmes : fatigantes ! En fait, il n’est jamais tombé amoureux. Il peut admirer la beauté chez l’une, la fraîcheur chez l’autre, leur vivacité d’esprit, leur côté rusé, leur capacité à faire mille choses à la fois…Mais au bout d’un moment, il finit par s’ennuyer et préfère en rester là. Pourtant, les femmes l’adorent, elles le trouvent drôle et très gentil. Une seule s’est attardée auprès de lui : il l’aimait bien. Elle se coiffait toujours de la même façon, d’une queue de cheval et elle passait des heures, le soir, à brosser ses cheveux. Frédéric appréciait sa gentillesse, son dynamisme et sa discrétion. Un jour, elle est partie rejoindre sa mère malade. Ils ne se sont jamais revus. Il lui a écrit quelques lettres puis s’est lassé. Frédéric est ainsi, il se contente de ce qu’il a. Le lundi, il se lève tôt, prend un solide petit déjeuner, prépare un casse-croûte, une gourde, enfile de grosses chaussures de marche et part arpenter la campagne. Par tous les temps. Lorsqu’il rentre le soir, son carnet s’est étoffé : Frédéric a la passion des insectes. Il les dessine mieux que personne ! Mais il n’en ramène jamais aucun. Ce qu’il rapporte de ses virées solitaires, ce sont de merveilleux dessins au crayon ou à l’encre de chine. Il a le don de saisir le moindre petit détail : chaque insecte semble vivant, prêt à se déplacer, à vous grimper dessus. Les soirs où il ne sort pas, il plonge dans ses carnets, étudie le moindre détail, rectifie, améliore, et ce jusqu’à la perfection. Pour lui, ces petits êtres méritent toute son attention. A tel point qu’il a décidé d’en faire une bande dessinée. Il y travaille depuis des mois. Il m’a montré quelques pages : c’est extraordinaire ! Je l’ai supplié de chercher un éditeur mais il m’a ri au nez. Si vous le rencontrez, essayez de le persuader ! Derrière ce petit être solitaire se cache un véritable artiste au cœur d’or.

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La rue est silencieuse, la nuit a recouvert les maisons depuis plusieurs heures. Seules quelques tâches d’une lumière crue émises par des réverbères ponctuent les espaces entourant les trottoirs, rendant l’obscurité environnante plus intense. Un vieillard déambule à pas lents. A quelques mètres derrière lui, Tamel suit son manège. De porte en porte, l’homme s’arrête pendant quelques minutes. Il lève alors la tête dans la direction de la fenêtre derrière laquelle on devine la présence de la fée bleue. Il semble boire le scintillement coloré que la lueur émet en palpitations aléatoires. De là où se tient Tamel, très distinctement, un petit éclair semble piquer le regard de l’ancêtre l’instant avant qu’il se remette en chemin. Quelques heures plus tard, le jour va se lever, le vieillard, d’un pas de plus en plus hésitant et court, est sur le point de sortir de la ville. Quelques pas encore. Tamel voit alors, sur la ligne d’horizon du côté de l’aube naissante, un tout jeune garçon s’enfuir en courant comme s’il était poursuivi par mille démons.