samedi 19 mars 2011

491 : vendredi 18 mars 2011

Léon, pour la énième fois, relut les quelques mots inscrits sur la carte de visite tout en hochant la tête d’un air dépité: Spade travaillait donc pour Charles…

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Retour au point zéro, la suite Bien que est soit finalement plus loin que ce qu'on songe, ils ont tracé dans sa direction sans que je sache où ils voulaient en venir et le temps a coulé. Sous le ciel, rien de nouveau. Ce ne fut pas une promenade de santé mais un éprouvant voyage, ils n’avaient même pas de plomb dans le ciboulot, sur les hauts plateaux un vent orageux les démangeait, ce qui ne changea rien à leur improbable épopée. Quelques uns ont couru plusieurs lièvres de concert, d’autres se sont tout bêtement égarés. Dans la jungle, l'un d'eux fut capturé par une cruelle tribu sans concessions. Écorché vif, il fut prit de gastro et les sauvages s'écrièrent d'une seule voix: quel manque de pot ! Hormis ces quelques cas, rares comme de minuscules grains échappés d'un sablier, tout suivit son court le plus normalement du monde: ils traversèrent certains pays en proie aux moussons, de temps en temps les nuages disparaissaient et un soleil se levait, étincelait, cognait... Tantôt des routes à perte de vue, tantôt des déserts aux sables émouvants qu'ils traversèrent de leurs foulées légères... Un voyage harassant, somme toute, parce que dans l'effort l'horizon seul ne suffit pas...


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Je regardais à côté de moi le plat de pyrex et le reste de gâteau au chocolat. Je regardais mon assiette en carton, les quelques miettes qu'avait laissé le morceau, guère plus grand, que je m'étais servi et la ravissante cuillère en argent. Je regardais la nappe multicolore. J'écoutais Pierre qui s'était levé et jouait une partita de Bach. J'ai levé les yeux. J'ai fait le tour des visages. Nous sourions. Et pour une fois j'ai cru que le bien-être que nous éprouvions tous, assemblée hétéroclite, était sans arrière pensée. Les rêves s'entrecroisaient, sans se reconnaître, avec un respect courtois.


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Il est d’usage qu’à l’occasion de la tenue du Salon du livre de Paris, le personnel de la fabrique de paragraphes jouisse d’une demi-journée de congé non décomptée des cinq semaines ouvrables auxquelles il a droit, ni de ses éventuels jours de RTT, aux fins de visiter le salon. C’est un avantage acquis de longue date sur lequel il ne saurait être question de revenir sans déclencher un mouvement social d’ampleur au sein de la fabrique, même si, comme dans le cas des employés de banque libérés les veilles de jours de fête suffisamment tôt pour avoir le temps d’aller à confesse, nul n’est dupe quant à l’emploi effectif de cette demi-journée finalement fixée, à l’issue d’un harcèlement durable de la direction par les délégués du personnel, au vendredi après-midi. Aucun contrôle de présence sur place n’étant effectué (comme on l’avait cependant imaginé au moment de la mise en place du système, au temps du Grand Palais), gageons qu’en cette 31e édition, nombre d’ouvriers seront allés à la pêche et nombre d’ouvrières auront pris de l’avance sur leurs travaux ménagers et rituels approvisionnements du samedi. Les plus vernis auront gagné, un jour plus tôt et en échappant aux embouteillages à la sortie de Paris, leur baraque à la cambrousse – comme ils disent. Qui les en blâmerait ?


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Elle descend en tourbillon, ses pieds nus volent d'une marche à l'autre. Tu les entends marteler le sol pour marquer son envol plus bas, plus vite, tu vois à peine les pans blancs de sa délicieuse robe de toile et la chair rose de ses jambes. Elle laisse derrière elle les effluves de son parfum sucré ainsi que son rire léger qui t'entoure, t'enlace dans la plaisanterie complice qu'elle te joue. Tu as hâtes d'atteindre le premier étage, puis le rez de chaussée pour enfin la rattraper et gouter sa main, sa peau, son cou. Tout à coup, elle surgit devant toi. Bouh! Vos rires s'emmêlent, vos mains se trouvent, et tout à coup vous êtes silencieux, invisibles, dans l'ombre de la cage d'escalier. Seul le vent timide de l'été ose s'aventurer jusqu'à vous par une fenêtre ouverte.


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Il est vrai que je fuis en permanence, depuis toujours: ma façon de sans cesse regarder ailleurs, de ne jamais m’installer complètement, de m’inventer en perpétuelle transition. Ça ne m’empêche pas d’être casanier, voire de m’enterrer, bien au contraire. Car c’est la même chose: ne pas bouger jusqu’à s’effacer. Être, par l’esprit, sans cesse ailleurs, c’est par la chair n’être nulle part.


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Elle commença à y réfléchir méthodiquement. Bien sûr changer de nom changerait sa vie et qui elle était. Sinon pourquoi le faire ? À l’évidence, elle renierait son père. Soit. Mieux valait ne pas trop penser au mal que cela pourrait lui faire à lui, s’il l’apprenait. Quel nom prendre pour le remplacer ? Celui de sa mère était plus ordinaire. Est-ce qu’elle ne le regretterait pas ? Comme un tatouage ou une opération de chirurgie esthétique qui en appelleraient d’autres ou qui tourneraient mal, si son nouveau patronyme ne lui seyait pas ? Est-ce que ce ne serait pas ouvrir la porte à d’autres changements ? Entamer une course sans fin. Changer de prénom, changer de boulot, changer d’adresses (postale et numérique)… Il fallait produire une copie de son casier judiciaire. Il suffisait d’en faire la demande en ligne. A quoi cela ressemblait-il ? Un morceau de papier aussi insipide qu’un acte de naissance. A moins que… pourrait-il révéler un délit qu’elle ne se souviendrait pas avoir commis ? ou qu’elle aurait jusqu’ici voulu oublier. Lentement sa raison vacillait. Il était urgent de renaître autre. Mais il lui manquait un motif légitime. Elle n’était pas la fille d’Hitler, son nom n’avait pas de consonance étrangère difficile à prononcer, personne n’allait l’adopter… Elle se donna malgré tout une nouvelle identité qu’elle était seule à connaître. Dans son for intérieur elle troqua son nom et son prénom contre une autre paire qui devait lui porter chance.