vendredi 4 février 2011

448 : jeudi 3 février 2010

Des femmes de Dublin, Léon se contentait de dire d’un air entendu qu’il les trouvait bruyantes.

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C’était voir arriver une échéance, se souvenir de combien semblait loin le lancement du développement, pourtant si proche. Tendre tout son corps dans le sprint final, franchir les derniers obstacles avant la deadline et, une fois n’était pas coutume, devant un commercial médusé qui s’épongeait le front, y parvenir.

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Othmane s'éloigne un peu du bureau de poste qu'il doit livrer. Il fait un détour pour passer dans cette rue. Il a vécu ici avec ses parents. A l'époque, l'hôtel s'appelait encore hôtel d'Oran, il est devenu l'hôtel Azur bien après leur départ. Tout comme le bar, c'était La Fleur de Tunis avant de s'embourgeoiser en Café des Artistes. Tout le quartier a viré bobo. On a logé les immigrés en banlieue pour rénover les trois HLM. Mais une fois le travail fait, ce sont des employés de la mairie ou leurs amis qui se sont installés. Et les commerces ont changé de standing. La boulangère actuelle n'aurait pas tenu une semaine. Il a passé toute son enfance dans cette rue. La nostalgie le submerge dès qu'il revient. Il en a honte. Il devrait être heureux, son bonheur comme récompense légitime pour ses parents. Ils ont travaillé dur pour lui, pour lui épargner la misère, l'échec, pour lui donner des valeurs, de l'amour. Et que fait-il ? Il chiale comme un môme. Ils ont connu la guerre, le bidonville à Nanterre, les boulots de merde, le racisme ; ça les a rendus forts. Et qu'est-il devenu ? Une lavette. Il n'est que l'ombre de ses parents : que deviendra-t-il quand ils seront partis ? C'est comment l'ombre d'un souvenir ? Et il revient souvent, avec son camion de La Poste, il passe sans s'arrêter, c'est peut-être la 808e fois ce matin. Il croise un taxi puis stoppe net. Quelque chose approche, inéluctable, comme une lente coulée de boue qui prendrait sa rue comme lit.

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Elle tape du poing sur la table. Son téléphone s'en décroche, ses notes valsent, un stylo roule de dossier en dossier et tombe sur la moquette vieillie et rarement aspirée. Elle retape, s'empare d'une agrafeuse qu'elle fait voler à travers la pièce. En cinq ans de présence, Amélie n'a jamais perdu son calme ni élevé la voix, elle est toujours sereine, posée, courtoise, dit les choses fermement avec sourire et pragmatisme, c'est une collègue de travail idéale. Sa voisine de bureau arrive justement essoufflée et en manteau et évite de justesse l'objet qui percute la porte et éclate, envoyant des petites agrafes décorer le sol. "Bon, euh... je vais prendre un café", hasarde cette dernière qui bat prudemment en retraite. Amélie respire, détend ses doigts au maximum et les fait voler au-dessus de son clavier tel un pianiste afin de rédiger le premier mail de sa journée. Elle en a une dizaine d'autres en tête juste derrière, tous courtois, fermes, implacables. On va voir ce qu'on va voir.

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C’est l’image qui revient, celle qui reste, le type en chemise blanche, brun, les cheveux courts, que l’on revoit de près. Derrière lui, c’est la plaine, le ciel est grand, le ciel est couvert de gris et strié de nuages sombres. Le gars ne semble pas avoir froid, sa chemise est ouverte, on le voit comme s’il était à un mètre, les traits détendus. C’est tout ce qui revient, ni ce qu’il y a avant, ni après, le chemin parcouru jusqu’à la conscience n’est pas donné non plus, on ne sait plus si c’est un souvenir, d’où ça vient, ce que c’est. On croit qu’on a déjà vue l’image avant que ça se mette à surgir dans l’esprit, qu’on ne fixe jamais quand on cherche à la faire apparaître - alors elle semble de sable se dispersant avant d’avoir pu former le moindre tracé et la moindre sensation - mais tout semble la rappeler, plusieurs fois par jour ce que l’on rencontre semble la convoquer, comme si tout cet ordinaire lui était spécifiquement lié, mais on n’a pas de prise, aucune façon de cheminer vers la scène. Elle est là partout, mais on ne peut pas poser plus d’un instant fuyant son regard sur le visage du type en chemise blanche sur la plaine, c’est lui qui nous regarde tout le temps.

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Le secret d’Ernestine I Tout le monde au village connaît Ernestine. Une petite femme aux cheveux blancs comme neige, aux yeux malicieux, à la bouche un peu sévère, ridée comme une pomme en fin de vie. Toujours vêtue de la même manière, d’une grande jupe lui arrivant aux chevilles, en lainage sombre l’hiver, au tissu fleuri aux beaux jours. Elle porte des chemisiers, Ernestine, tous ont un joli col brodé que l’on admire comme un paysage. On peut s’échapper sur les cols d’Ernestine, voir les oiseaux sauvages prendre leur envol, plonger dans un jardin sauvage où fleurissent d’adorables espèces aux mille couleurs, s’arrêter à l’orée d’un bois et voir gambader les lapins sous le regard attentif d’une grosse chouette… Elle se lève tôt, Ernestine, on entend ses volets claquer bien avant que le tracteur du père François ne traverse la rue. Elle a toujours de petites attentions pour chacun : des sablés croustillants pour les enfants de l’école, une bonne soupe chaude pour monsieur Jean qui ne peut plus se déplacer, un pot de confiture pour une famille nombreuse, son gâteau au chocolat pour la chorale qui se réunit tous les jeudis. Le jour de la fête du village, elle arrive encombrée d’un grand panier, avec son éternel sourire. Elle dépose sur la grande table deux belles tartes aux prunes, un pain de carottes, des pâtés de lièvre, un grand sachet de caramels tendres sans oublier les bouteilles de vin de groseille dont elle a le secret, ce qui fait le délice de tous les habitants ! Puis elle s’assoit sous le vieux tilleul, un livre ouvert sur ses genoux. De temps en temps, les soirs d’été, elle raconte aux enfants des histoires du temps passé. Il n’est pas rare qu’un tout petit s’endorme dans ses bras. Elle chante aussi d’une belle voix chaude qui se brise parfois. Seuls les anciens savent pourquoi. Il faut dire qu’elle n’a pas eu de chance : elle a perdu son mari très jeune, elle n’a donc pas pu avoir d’enfant. Mais elle n’en parle jamais et tous respectent son silence. Le soir, avant de fermer ses volets, elle regarde longuement le ciel, on dirait qu’elle parle aux étoiles. Certains pensent qu’elle ne dort pas à cause de la petite lumière qui brille toute la nuit dans la pièce du haut.