vendredi 21 janvier 2011

434 : jeudi 20 janvier 2011

La plaie dans le ventre le faisait souffrir. Elle donnait un goût amer à la vie. Comme quoi une sensation de vie ça venait du ventre. Elle lui faisait la bite. C'était comme toute cette aventure, plus on les brimait, plus ils grinçaient des dents, plus la rage sourdait. Pas compliqué à comprendre, c'était du dressage. La rage canalisée, ça avait du bon. Lui-même commençait à accrocher. Ca le tendait en avant. Les brimades, les souffrances du drill et la rage le disciplinaient. La régularité chaotique des douleurs et des efforts commençaient à battre un rythme nègre puissant et envoutant. Mais pour le moment il calmait ses nerfs en cirant ses bottes.

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Toute sa vie, Léon fut persuadé que le docteur Jivago avait été la victime d’une tribu amazonienne.

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Karin prend la partition du pupitre et la range dans sa serviette en cuir. Elle le connaît pourtant par cœur cette sonate no 808 pour violon et piano. Elle n'a pas besoin de la partition mais ça la rassure. Le violon repose dans son étui, elle le saisit. Le taxi que son agent lui a réservé ne devrait pas tarder. Ce sera la dernière session d'enregistrement de l'intégrale. Elle quitte son duplex. Elle descend toujours dix minutes en avance quand il fait beau, pour sa dose de Satie : au premier étage de l'immeuble voisin vit un pianiste qu'elle n'a jamais rencontré et qui joue du Satie, notamment des pièces rares qu'elle ne connaît pas. Aujourd'hui, la fenêtre du satiste est ouverte mais le piano reste muet. Déçue, elle regarde un camion de la Poste passer. Elle attendra dix minutes accompagnée par la guitare désaccordée et la voix nasillarde du marginal qui fait la manche étrangement tôt près de la bouche du métro. Trop loin, elle n'entend pas les paroles de la complainte, et s'en félicite. Bon, il vient ce taxi ?

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Olivia-la-grande écarte grand les bras, doigts tendu, les ongles rouges s'agitant à la recherche d'une brise qui les fera sécher. Elle a des tâches de rousseurs qui saupoudrent son visage de brun et d'or, des cheveux bruns virant au roux et des yeux de chat vert-jaunes, rieurs, espiègles. Olivia-la-grande oscille sur son fil, entre deux quotidiens, ses enfants une semaine sur deux, ses amants les semaines restantes, et le silence aussi. Son "gros" est parti, elle a perdu 105 kilos, 25 de sa chair et le reste avec le départ de "l'autre", ça fait un régime express dans une vie. Quand elle rie ses yeux se plissent et s'entourent de chemins, de traces, de légers plis de vie mais Olivia s'en fou. Elle a voltigé à travers la pièce qui embaume le dissolvant et le verni à ongle, elle est huchée sur un tabouret, face à la fenêtre, le visage tendu vers la lumière battant des bras, battant des ailes dans un long rire délicieux.

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C’était s'apercevoir d’une fausse direction, empruntée trop tôt sans avoir vu les conséquences et en payer, par l’effort supplémentaire à fournir, par les remarques de l’architecte, par l’accumulation ainsi provoquée des tâches, un coût dont nous, notre corps ici, était seul débiteur.

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Compter sa mère, un, son père, un. Compter les cylindres vert gazon et les cubes rouge pompier, trois de chaque. Compter les filles de sa classe, sept, et les garçons, six, en se comptant soi-même. Compter ses cousins, cinquante-quatre – penser à ne pas inclure ses sœurs, mais leur demander, à l’une de compter les Renault, à l’autre les Peugeot croisées sur la longue route des vacances, se garder les Citroën, ne pas gagner, pas grave. Vacances suivantes, les sœurs lassées, le cousin routier fascinant, prendre du papier et un crayon, tracer un petit trait à chaque Scania, Volvo, Renault, Mercedes ou Iveco croisé (toujours Renault qui gagne en fait). Compter les cartes postales reçues du Var, de l’Ardèche, de l’étranger. Compter les livres lus chaque année, combien du dix-neuvième siècle, combien de Jules Verne, les films vus, combien au cinéma, combien de Claude Zidi. Commencer à calculer les sommes dépensées en disques, en livres, en sorties, en cadeaux, puis arrêter : trop utile. Arrêter aussi de computer les emails reçus, de qui, collectifs ou non : assommant. Calculer la durée moyenne, en secondes, de ses cent albums préférés : deux mille neuf cent quarante-et-une. Mesurer régulièrement sa propre masse en kilogrammes, en tracer une courbe, être déçu de sa platitude. Répertorier exhaustivement le nombre de nuits dormies dans chaque commune, département, pays ; aimer être hébergé pour faire varier les résultats. Compter le nombre de rebonds pris par Al Jefferson depuis le début de la saison. S’empêcher de compter ce qui est quantifiable mais ne doit pas être quantifié. Compter quand même le nombre moyen de mots de ses textes du Convoi, deux cent trois, de celui-ci, deux cent soixante-dix-neuf.

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Ce que nous comprenons d'un fragment trace aussi la limite de tout ce que nous ne comprenons pas de lui, ce que nous ne comprenons pas de lui est potentiellement aussi vaste que le monde, moins le peu que nous en comprenons. Nous devons laisser à tout fragment du monde le potentiel d'ultérieurement dire tout ce qui demeure muet.