mardi 14 décembre 2010

396 : lundi 13 décembre 2010

Si Sherlock Holmes et le commissaire Maigret fumaient la pipe, Léon préférait rouler ses cigarettes, ce qui ne choquera personne, notre héros – car c’en est un – n’ayant jamais eu à résoudre la moindre énigme, si ce n’est celle de ses origines.

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On raconte qu’ils embarquèrent en début d’après-midi, chaque homme chargé de matériel, ahanant dans le sable fin, tumulte de sons et d’ordres gueulés, conscients de leur présence à elles bien que feignant l’indifférence, montant enfin dans les barques pour rejoindre le navire mouillant au loin. On raconte qu’elles les regardèrent s’éloigner sans bruit, malheureuses mais fières. On raconte que le navire partit enfin pour l’horizon, et qu’elles le regardèrent l’atteindre peu à peu, et d’un tacite accord attendirent la nuit qui les leur ravirait enfin. On raconte – et certaines jurèrent par la suite avoir vu une masse immense surgir de l‘horizon – qu’elles eurent une ultime vision de ce point rougi par le soleil flamboyant, disparaissant, et que la nuit tomba brutalement. Qu’alors elles entendirent, apportés par les vagues qui les déposaient là, à leurs pieds, des bruits de déchirure, de dislocation, et des hurlements qui les pétrifièrent. Et chacune sentant l’autre sans pour autant la distinguer, toujours fière, toujours immobile, à sa propre souffrance. On raconte que certaines gémirent ou hurlèrent, reconnaissant dans un cri la voix d’un père, d’un frère, d’un mari. Que cela fut jusqu’à l’aube naissante, les cris du large s’éteignant peu à peu. On raconte qu’alors le soleil se leva derrière elles, projetant leurs ombres sans fin sur la plage et la mer : qu’elles virent dans le sable les pas de leurs hommes, que la lumière rasante emplissait d’ombre. Que sans se parler elles se retournèrent, dos à la mort, s’éloignèrent et disparurent derrière la dune, suivies de leurs ombres processionnaires qui bientôt disparurent elles-aussi.


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C’était préparer son bilan individuel annuel de performances. Reprendre les heures notées dans l’outil interne de gestion du temps, depuis un an. Voyage, introspection, se remémorer les dossiers, les embûches, les facilités, regarder par la fenêtre, les arbres, les voir tels qu’ils étaient au printemps.


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Djibril porte un habit vert. Pas celui d'un Académicien avec épée mais celui d'un agent de nettoyage avec balai. Le casque sur les oreilles, il écoute les infos en travaillant, en changeant les sacs de poubelles, en poussant son chariot, en ramassant des boîtes de Coca dans le caniveau. La situation politique de son pays serait tendue. On annonce des dizaines de tués, on parle de couvre-feu ; comment cela va-t-il finir ? Il pense à sa mère, à ses sœurs. Depuis combien de jours ne les a-t-il pas vues ? Il le sait, chaque jour sans elles comme une nouvelle blessure, alors il compte : 808 exactement. Les débuts ont été durs, travail au noir, squats, vols aussi, foyers, restos du cœur, des changements d'identité au profit de celle de « cousins » louant leurs papiers : le chapelet des réjouissances pour un clandestin. Me dicen el clandestino por no llevar papel chante le richissime Manu Chao. Mais c'est fini tout ça, fini. En règle maintenant, les Français ne sont pas tous racistes, il pourra bientôt retourner au pays, pour les vacances : il a un peu d'argent, il a enfin les papiers. S'il pouvait les convaincre de venir en France avec lui. Passer du tiers-monde aux limites du quart-monde. La misère serait moins pénible au soleil chantait l'autre. Mon cul, oui !

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Échecs réalisables (1) De retentissants et forts humiliants échecs sont à la portée de tous. Nombreux sont celles et ceux qui parmi nous eurent déjà, à de plus ou moins nombreuses occasions, le loisir de voir précisément se coordonner quelques circonstances défavorables et leurs propres défaillances, de telle sorte que soit advenu un épisode navrant les couvrant durablement de sale honte gluante et de déshonneur tenace. D’autres, trop nombreux bien que fort peu, demeurent en dépit des plus élémentaires règles de probabilité non éprouvés dans le domaine. Pour ces derniers, une première bonne nouvelle : s’il est un domaine dans lequel l’expérience ne se paie de blasement qu’en une très faible mesure, c’est bien dans le fait de se ridiculiser - leur réticence naturelle à cet usage, probablement causée par l’inquiétude de voir gâtée là une des dernières innocences qu’ils conservaient encore, n’a tout simplement pas lieu d’être, ils pourront très régulièrement pratiquer honte, ignominie et dégradation publiques sans jamais perdre la fraîcheur de la première fois ni le vif sentiment d’être une méprisable merde qui fait tout le sel de l’exercice. Pourtant, débutant comme confirmé, on peut se perfectionner, et aider les circonstances de façon à améliorer ses performances en la matière, de manière à devenir un véritable as du ridicule sans le moins du monde perdre candeur, méprisabilité et pitoyabilité. Là est la seconde bonne nouvelle pour les débutants, et la première mais ô combien extraordinaire bonne nouvelle pour les aguerris : en suivant à partir d’aujourd’hui notre programme, vous vous ridiculisez plus souvent, plus grossièrement, plus cruellement, sans jamais vous accoutumer ni perdre les sentiments de honte et de ridicule sur lesquels reposent fondamentalement toute la pratique. Il s’agît là, bel et bien, du seul art au monde dans lequel l’amélioration des compétences vient mieux consacrer l’incompétence. Ce n’est pas rien. C’est énorme.


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On a sonné à sa porte. Sa tasse de thé à la main, elle se précipite. Devant les yeux éberlués du facteur, elle se demande si elle a oublié quelque chose : se coiffer, oui, c’est ça, elle doit avoir les cheveux en pétard ! Elle passe rapidement sa main libre dans ses cheveux. Bon sang, qu’est-ce qu’il a à me regarder ainsi ? Alors, ces calendriers ? Va-t-il me les montrer ? Ah ! Voilà ! Des bateaux, des animaux sauvages, des voitures de course, des paysages, des chats ! « Je prends les chats. » Elle attrape le calendrier et le pose sur la bibliothèque. « Attendez, je pose mon thé. Je vais voir ce que j’ai. » Il ne bouge pas, absolument pas, il a toujours le même air. Bon. Il faut qu’il parte. Vite ! Zut ! 5 euros ! C’est un peu juste ! « Écoutez, je n’ai plus de liquide. Je m’excuse, je vous donne ce que j’ai… » Il prend le billet, le range dans sa pochette, tend sa main et lui caresse le bras. « Eh bien, merci beaucoup ! » Elle se dégage, recule contre le mur. « Passez de très bonnes fêtes ! » Mais qu’a-t-il donc, cet abruti, à me fixer de cette façon ? « Allez, au revoir et bonne journée ! » Elle le dirige gentiment vers le palier. « Je reviens demain. » Comment ? Que dit-il ? « Pardon ? » Il recule lentement, l’air toujours aussi stupéfait, lui fait un grand sourire. « Je reviens demain. Bonne journée ! » Elle claque la porte. Son thé est froid.