samedi 4 décembre 2010

386 : vendredi 3 décembre 2010

Léon aimait à supposer que sa vie aurait pu être différente, sans cependant trouver de termes plus précis pour qualifier ce changement tant de fois rêvé : c’était donc cela qui lui avait manqué, des mots ?


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C’était jouer à fond la carte du vendredi : pull trop grand, jean élimé, arrivée tardive, déjeuner copieux et long, après-midi raccourcie par des courses de Noël, et sentir dans le mouvement des openspaces les mêmes silencieuses licences ; et sentir, dans les décisions de fin réunions, une rudesse en miroir, des délais « avant noël » en contrepartie, toute une perversité à l’œuvre, toute aussi silencieuse.


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Nuit de fin novembre, odeurs de terre et de dernières feuilles mortes, humide obscurité s'insinuant, vent et grésil frappant aux volets, douce concavité du lit, clarté rassurante des lampes, présence feutrée des chats, Simenon t'accompagnant jusqu'à ce que le sommeil t'emporte dans son monde sans clefs... Cela a été, cela n'est plus, cela te revenait parfois avec une acuité plus vraie que celle du «réel» si tu savais ce que cela signifie, cela t'envahissait, te léchait, te figeait, te tourmentait, t'entraînait, te coupait, te vidait, t'apaisait, te consolait et t'effrayait: car comment Senlis pouvait-il à ce point être présent dans cette torpeur sans ombres, dans cette nuit tiède, dans ce ciel zébré d'étranges constellations, comment savait-il à ce point reprendre ses droits, jusqu'au bruit des sabots sur les pavés, jusqu'au visage du marchand de journaux et à la voix de la boulangère lorsque dimanche matin (jamais trop tôt...), tu allais chercher le pain de toute la joyeuse compagnie... L'espace n'est plus un problème lorsque le temps cesse d'en être un, lorsque ce que tu convoques paraît aussi plein que le vécu, lorsque le cortège des disparus se mue en errante présence. Comme la fin et le commencement ne feront bientôt plus qu'un, se mélangeront, se répondront, se frôleront, vient aux lèvres, une fois encore, le jamais vain chas de l'heure... Tout sera autre et rien n'aura changé, ni les voix, ni les gestes, ni les silences ; et déjà tu rêves de leur accueil lorsque, de par-delà le grand écart, tu reviendras, fidèle à jamais à quelques axiomes, à quelques refus, à quelques Grands Témoins… Tu ne quémandes qu'un peu de patience, car, devoirs non remis, tu continues et tu restes: tout ce qu'ils savaient que tu étais, tout ce qu'ils soupçonnaient que tu aurais pu être, tout ce que tu n'imaginais pas que tu seras, tout ce que nous voulions et adviendra (peut-être un peu différent – ni meilleur ni pire, DIFFÉRENT), tout ce qui avec vous s'en va, mais reviendra (comme tu guettes le départ et attends le retour !)


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J’ai répondu par mail à cette enquête de la SNCF sur le trajet que j’avais effectué le 9 novembre entre Issoudun et Paris. A la question “ Qu’avez-vous le plus apprécié durant votre voyage ?”, j’avais répondu en toute sincérité : “Les poissons auto-collants et colorés des toilettes”. C’est en effet le souvenir que je garderai de cet éprouvant retour. Après avoir vécu la pire journée de mon existence, comme dans un mauvais film dont j’étais à la fois actrice et spectatrice, j’avais pris place à bord du train Téoz 3660 qui me ramènerait chez moi. Les détails de cette pénible journée ne quittaient pas mon esprit, en particulier le souvenir de mon père s’endormant face à son fils alors que le psychiatre venait de nous annoncer qu’il souffrait de troubles psychiques graves dont il ne pourrait jamais guérir. Il lui faudrait les apprivoiser, avec l’aide d’un traitement médical lourd, une piqûre mensuelle de neuroleptique et un accompagnement adapté, c’est-à-dire parfaitement inconnu à ce jour. Tout restait à construire. Je sentais la colère me submerger, la rage, la haine, la violence. Je me disais qu’il serait salutaire pour moi de pleurer mais je n’y parvenais pas. Trop de tensions raidissaient mon corps. Après une heure de voyage, quelques larmes apparurent enfin mais accompagnées de convulsions. Je voulus épargner ma voisine et vivre mon drame personnel en m’isolant dans les toilettes. C’est là que je fis la connaissance des poissons. Je passais les 51 dernières minutes du trajet assise sur le couvercle rabattu de la cuvette, lui-même décoré de poissons. Mandarins, clowns, paradis, combattants, ils semblaient tous me sourire entre deux algues bienveillantes. Je me regardais pleurer dans le miroir, comme je l’avais déjà fait auparavant, mais cette fois je parlais aussi à voix haute. Je répétais : “c’est pas possible, c’est pas possible”. Et je ne croyais pas parler de la maladie de mon frère, mais de la somnolence déplacée de mon père. J’avais envie de vomir. Derrière la porte, j’entendis un homme téléphoner. Toujours les mêmes banalités : “Je suis dans le train, j’arrive à 20h39 à Austerlitz. T’auras mangé ?”. Je l’insultais à travers la porte, me moquant bien qu’il m’entende ou pas. Je voulais pleurer, gémir, parler, râler sans être distraite de mon chagrin. Il ne méritait pas cette vulgarité du quotidien des autres. Seuls les petits poissons colorés avaient le droit de m’apporter un peu de réconfort par leur présence.