jeudi 11 novembre 2010

364 : mercredi 10 novembre 2010

À l'intérieur de ces nouveaux trains, aux couleurs très années deux mille – aussi sûrement démodées dans vingt ans que le furent en 1982 les teintes prisées en 1959, leur obsolescence n'atteindra peut-être pas, quand même, celle représentée hors période de revival par les tendances chromatiques des années soixante-dix, cette décade restant exceptionnelle aussi pour l'incroyable accroissement du volume et de la longueur des chevelures et barbes, apparemment quasi irrésistible chez les hommes occidentaux de tous styles et catégories socio-professionnelles, à la seule exclusion des militaires et de forcenés de la marginalité capillaire – à l'intérieur de ces nouveaux trains, les étagères en verre surplombant les sièges et supportant les bagages d'envergure limitée sont recouvertes d'un imprimé amatissant, reproduisant un motif non géométrique et ne rappelant aucun objet du monde vivant ni de l'inanimé. Au contraire des vitres brillantes des trains dans lesquels je voyageais avant, on ne peut donc y épier les passagers des rangs juste devant et juste derrière le sien ; on n'a de cette vue zénithale sur leurs têtes, leurs épaules, leurs genoux ou surtout leurs tablettes potentiellement encombrées d'objets destinés à occuper leur trajet, qu'un frustrant aperçu moiré, comme brouillé par du verre cathédrale.


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Lors d’un passage obligé dans une grande surface, je me suis retrouvée dans une file d’attente à la caisse. Devant moi, un couple guindé, manifestant par son attitude un agacement certain. Lui, grand, imposant, ne cessait de fustiger du regard la malheureuse caissière, laquelle, ma foi, se moquait bien des ses airs excédés, lui renvoyant de charmants sourires. La femme serrait son sac à main de façon telle que ses phalanges blanchissaient. Les lèvres pincées, les traits contractés, totalement raide, elle me faisait penser aux portraits des mes tantes : figées, le regard fixe, des figures de cire. Je me demandais si elle savait respirer. Elle était maigre, grande, bien habillée, les cheveux plats rassemblés à l’arrière dans un petit chignon. Il se dégageait d’elle une odeur poudrée assez écœurante. Enfin, d’une manière très étudiée, elle déposa sur le tapis ses achats. Ses doigts étaient des pinces de crabe, avaient-ils jamais caressé ?… J’en frissonnai ! A aucun moment, elle ne s’adressa à la caissière. Elle détournait la tête et par de petits mouvements secs, à la manière d’une pintade, elle tentait d’attraper ses paquets. Quel animal étonnant ! me dis-je. Et comme pour confirmer ma pensée, elle s’envola. Il fallait voir à quelle vitesse elle claquait ses talons ! Sans un mot, sans un regard, elle disparut par la porte coulissante. Lui était encore là, très digne, tendant ses billets à la caissière qui paraissait bien s’amuser. Décidément, ces deux-là étaient muets ! Il récupéra sa monnaie, épousseta d’un revers de la main son manteau, et disparut lui aussi, d’un pas légèrement traînant, par la même porte. La jeune femme à la caisse marmonna « au revoir ! et merci ! » Je payai à mon tour, remerciai tout en la gratifiant d’un chaleureux sourire. Dans l’allée menant à la sortie, je les aperçus ! Assis sur un banc en plastique blanc, main dans la main, ils discutaient sérieusement. Elle était toute fripée, enveloppée dans une espèce de cape noire en tricot laissant apercevoir le bas d’une jupe sombre, les jambes nues, un vieux bonnet rouge sur la tête. Ses yeux étaient pétillants, sa bouche s’ouvrait sur des mimiques étonnantes, elle semblait animée d’un terrible désir de se faire comprendre. Le vieil homme à ses côtés lui tenait la main et hochait la tête, gravement, à chacune de ses paroles. Une magnifique couronne de cheveux blancs, un visage taillé au couteau, vêtu d’un vieux pantalon et d’une veste en lainage clair. Tous deux étaient pieds nus dans des sandales. De temps en temps, comme pour signifier qu’il était d’accord, il se rapprochait d’elle, s’appuyait légèrement, tendrement, contre son épaule. De ses petites mains toutes ridées, elle attirait son visage et l’embrassait furtivement. Ils ne prêtaient aucune attention aux centaines de personnes qui défilaient devant eux. Tout à leur conversation, ils ne voyaient pas passer le temps. Il se dégageait une telle force de ce couple que je restai là, sans pouvoir faire un pas de plus. Elle, à la fois légère et sérieuse, lui, plein d’attention et de tendresse ! J’étais fascinée par la jeunesse de leur regard, par la joie qui émanait de leurs expressions, par leur extraordinaire complicité…Au moment où je me décidai enfin à partir, elle leva les yeux et me vit. Son compagnon détourna la tête, un léger sourire aux lèvres. A mon expression, elle dut percevoir ce que je ressentais. Alors, elle éclata de rire, un rire de petite fille, clair, coquin, lumineux. Il m’enroba tout entière, manteau de cristal, d’azur, de gouttelettes, feu follet qui me réchauffa pour longtemps.


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C’était, pour un module délicat, complexe que personne, seul, ne connaissait entièrement, travailler à deux sur un poste et, après quelques minutes, ressentir l’émulation du partage des connaissances, du code à quatre mains, et voir émerger la conception plus fine et efficace, constater la rapidité à faire ça et en concevoir une satisfaction intellectuelle et du devoir bien fait et aussi, affleurant peut-être la conscience, profiter de cette rupture dans la solitude quotidienne du poste individuel, profiter de cette productivité détendue, sociable, qui faisait même prendre moins de pauses café mais qui faisait se terminer plus tôt la journée, par une rapide consultation des mails non lus pour avoir travaillé sur le poste de l’autre, avant de profiter, comme chacun une heure avant l’habitude, du long week-end.


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Une fois de plus, l’avocat du diable, un maestro du barreau jamais avare en effets de manche, avait plaidé avec un talent à estourbir le plus coriace des procureurs généraux. Une fois de plus à la fin du procès, son client - qui avait su, il y a de cela un bail, parachever de quelques coups de fourche bien placés la formation à l’art oratoire du jeune avocat prometteur déniché par le cabinet de chasseurs d'âmes le plus en vue sur la place de Paris - avait jailli du box des accusés comme s’il avait eu un ressort aux fesses.


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Bornée, je suis bornée, à tous les sens du mot. Tu trouves que j'ai l'air grognon, butée. Mais c'est que je bute. Partout. Avec les tiens. Je ne peux plus. Phrases codées, grilles de lecture, visages souriants et fermés comme des murs au soleil. Je ne sais pas, moi. Et si nombreux. J'étais perdue. Je cherchais la sortie. Et toi tu te pavanais, tu t'épanouissais. Tu ne m'aidais pas. Je ne respirais plus. Je n'osais pas. Je suis une sauvageonne, tu le sais, tu disais que tu aimais ça. Je ne peux pas. Tu es trop urbain, tiens, tu sais comme on disait. Je ne veux plus. Nous ne pouvons pas. Laisse-moi partir.


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Le long d’une des très longues ailes du grand musée, du côté où il est longé par la voie rapide, là où, à quelques dizaine de mètres près, il semble, si le vent s’en mêle sous le ciel gris, qu’on est passé d’un centre-ville plein d’apparat à une coulisse ou à une réserve dont peu importe qu’elle soit présentable puisque nul ne serait censé y venir jamais et qu’ici les voitures de toute façon traversent trop vite pour remarquer quoi que ce soit, on trouve une petite porte qui semble de service et très peu pratiquée. Si l’on sonne aux heures idoines à l’interphone fixé sur l’encadrement, une voix ne tardera pas à répondre, et à demander son nom au visiteur. Si l’on donne alors le nom d’une des personnes qui avait préalablement annoncé sa venue par téléphone, la porte s’ouvrira, et on montera le petit escalier de pierre aux marches polies par l’usure jusqu’au quatrième étage, comme la voix à l’interphone a dit - on ne verra pendant qu’on monte l’escalier aucune porte avant d’être arrivé au quatrième étage, devant celle en bois verni qui se présente là et sur laquelle il est écrit d’entrer sans sonner. C’est alors une haute pièce rectangulaire et parquetée, qui sent la cire et dont tous les murs sont recouverts d’étagères accueillant des livres qui portent à leur tranche une étiquette blanche où se distinguent quelques caractères noirs. Il n’y a pas de fenêtres, l’éclairage a été confié à l’électricité et à quelques plafonniers. Un bureau d’accueil est tout de suite à droite, une fiche est à remplir, et puisque l’on sait déjà ce que vous êtes venu chercher ici, car on vous a demandé de le signaler lors de l’appel téléphonique, on vous guide jusqu’à la table sur laquelle se trouvent déjà les volumes que vous aviez indiqués, placés au besoin sur un pupitre. Sur la pile de quatre ouvrages devant laquelle je m’assis, quelque part au milieu du deuxième en partant du bas, dont la facture était médiocre et le tirage limité à une poignée d’exemplaires qui ne furent jamais réimprimés, se trouvait la seule reproduction existante d’une huile sur toile commise par un peintre mineur, décédé - au cours de la décennie à la fin de laquelle débuta la Révolution Française - dans la seule et petite ville où il vécut jamais et où il avait, bien que modeste, quelque notoriété, laquelle toile, représentant aux moyens d’une abondante insipidité une façon d’arlequinade empesée, avait été inexplicablement volée pendant l’occupation par un obscur officier nazi, obscur et sinistre donc, lequel l’avait retirée des réserves du petit musée de sous-préfecture où elle prenait la poussière pour la faire acheminer jusqu’à sa résidence personnelle aux environs de Berlin, là où l’œuvre resta jusqu’à sa destruction, simultanée à celle de la maison qui l’abritait, en 1945 au cours des bombardements alliés. Voilà, c’était donc ça, je pouvais la voir dans un noir et blanc poudreux qui ne devait guère la desservir. Je passai commande d’une reproduction par photographie de l’image, puisqu’un service rattaché à la bibliothèque le proposait, je réglai le montant de cette prestation et je remplis un formulaire par lequel je garantissais que je ne diffuserais ni ne reproduirais l’image, et que je pourrais, par contre, la décrire et la commenter sous la forme de textes. Je devrais revenir ici la semaine suivante pour chercher la photographie, après avoir précisé mon nom et le motif de ma visite à l’interphone.


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Pour la petite histoire, ils se sont rencontrés la nuit, sur un pont. Pas vraiment de la même génération, pas différents non plus. Pas vraiment le même genre, niveau caractère, en fait, ni complémentaires ni similaires. Elle est brune, lui un peu châtain. Voici la rencontre et ses circonstances. Elle s'était fait virer du taxi après avoir avoué n'avoir pas les moyens de payer, alors le chauffeur s'est trop énervé lui a hurlé dessus, l'a traitée de tous les noms. Lui s'était assis là, avec sa canette, juste en face et là un peu paumé il bloquait sur une carte un trois de trèfle qu'il y avait à terre et de là se perdait dans des divagations plus ou moins subtiles et un peu délirantes à vrai dire. La rencontre a été terrifiante, brutale, consternante. Ils s'étaient déjà croisés sans se voir, dans pas mal de quartiers différents. En fait ça a été un vrai bordel tout de suite, ils ont échangé deux trois mots, très vite ils ont cessé de causer et ensuite, immobiles, ils ne comprenaient plus rien et ne cessaient de se regarder droit dans les yeux. C'était un dimanche et la rue était presque déserte. Ils se sont jeté des regards immenses, comme s'ils avaient lutté avec des soupirs. Donc là, à un certain temps, il y en a un qui crie "Va-t-en", il la pousse, il la brutalise et puis il lui tire les cheveux, il met sa jambe au milieu de ses jambes alors là elle lève les yeux au ciel en haletant un peu de peur et donc, il lui met la main sur la bouche, il lui dit après "Viens, allez viens", ils courent ils se ruent vers l'église et là, c'est comme ça, personne n'est gagnant, il devient dingue, la plaque sur les marches pas loin près du caniveau en empoignant ses hanches et là, surprise, il sort une arme blanche qui luit dans la nuit. Il la montre, la met entre eux deux lui dit "Tiens!", il voit qu'elle n'a pas peur, donc il la range. Elle est émue, lui se demande ce qu'il ressent vraiment ou si ses émotions lui joueraient pas des tours. Alors ils sont là, en tailleurs, à causer doucement. Il fait des blagues pas possible, elle en rougit, de plaisir et de colère. Elle lui prend soudain son bonnet et tout d'un coup le jette à terre en rigolant comme une hystérique. Lui s'allonge sur le pavé lui prend les chevilles en lui disant "T'es conne vraiment". Elle dit " J'ai froid, j'dois rentrer". Lui : "Tu me fais de la peine eh oh"... Elle chuchote "Ta gueule", l'air sombre. Et puis il se penche à son oreille et lui murmure des insultes, alors elle le sert très fort. Il sort son couteau découpe sa robe, en griffant ses bas. D'un coup comme ça il veut l'attrister, a envie de l'humilier et sort un billet de banque avec lequel il caresse sa joue alors elle pleure son mascara coule sur son visage. C'est à son tour qu'il la serre. Il dit "Pardon, pardon". Il sourit doucement, là il devient tendre et aimant. Ensuite ils se calment, ils se regardent à nouveau. Ils marchent assez lentement et retournent sur le pont. La suite est une affaire qui leur appartient : personne ne l'a vu ou ne l'a vécu, à part eux.