vendredi 11 juin 2010

211 : jeudi 10 juin 2010

Je n’ai pas souvenir de ma présence en ces lieux. Du moins n’ai-je pas souvenir d’y avoir été un homme. Je connais pourtant ce reflet rouge du rideau sur le mur gris. J’ai des visions éparses, quelques morceaux. Qui de moi y fut présent par petits bouts ? Comme ce papier peint, me reviennent en mémoire des instants déchirés, des images abîmées, sans ordre ni continuité. Quelqu’un de moi a vécu ici. Ce que je suis aujourd’hui n’existait même pas. J’ose affirmer que je fus dans l’intervalle tout autre, celui qui a du fuir ce lieu et que j’ai fui depuis. Parle-moi.

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Le problème de notre coin, c'est la pente. Tout est en pente. Il y a une grand réservoir en bas vers lequel descend tout ce qu'il y a autour. Ça change tout dans la vie ici, cette pente. En fait plus que la pente elle-même, le gros problème par chez nous c'est que ça ne fait que descendre. Si ça montait et descendait, ce seraient des contraintes mais on trouverait une forme d'équilibre dans nos activités et dans notre espace. Mais ça ne fait que descendre, parfois il faudrait monter, ne serait-ce que pour aller en haut, ou pour avoir un point de vue ou se rendre quelque part sur les hauteurs, ou du moins plus haut que le lieu où on se trouve, et on ne peut pas, il n'y a que des pentes descendantes, pas de pente ascendante. Alors les bords du réservoir sont surpeuplés, à cause de toutes les personnes qui un jour sont descendues le long d'une de ces pentes vers le bas, si nombreuses qu'on n'a que l'embarras du choix, mais sans savoir à temps qu'il n'y aurait pas la possibilité de remonter jamais, qu'une fois sur les bords du réservoir, on ne trouve encore que des pentes pour continuer à descendre, et aucune pour remonter. Et comme personne n'a voulu se noyer dans le réservoir, ils sont restés sur le rivage, de plus en plus agglutinés au fur et à mesure que de nouvelles personnes arrivaient. Par chez nous, on peut ne pas bouger ou on peut descendre, on ne peut pas monter, même tout en bas on peut toujours descendre, mais monter jamais, alors on se retrouve toujours à rester en place au bout d'un moment. Même les plus aventureux d'entre nous, à un moment ils arrêtent. Tout de même, savoir qu'à partir du moment où on se déplace, on ne retournera jamais là où on était, ça n'incite pas toujours au mouvement, si tant est qu'on se trouve chez soi quelque part.

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J'aurai adoré t'aimer. Je chérissais cet amour, le cultivais, le laissais grandir, le faisais grandir, le magnifiais, lui donnais les plus belles chansons, lui donnais le meilleur de mes jours, ces quelques jours qui m'en paraissent mille, et mes nuits non dormies. Ma joie était pour lui, mes paquets de tristesse étaient pour lui, et ma mémoire lui racontait des souvenirs très vieux et très beaux. Je l'ai vu grimper dans le ciel, j'ai fait monter très haut le nuage étincelant de cet amour, jusqu'à ce qu'il éclate. Mon amour pleut sur moi. Vas, et trouve le soleil.

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Sur la photo aux bords dentelés figurent Monsieur en habit gris et cigare à la Churchill, puis Raymonde qui a servi pendant cinq ans chez Monsieur en Suisse pour revenir en France se marier avec André, à droite sur la photo derrière Madame en col de fourrure à petites pattes. Au centre, devant le groupe des adultes, Mathilde, fille de Raymonde et André. Avec ses yeux clairs, son front large, sa bouche mince, elle est le portrait craché de Monsieur.