jeudi 10 juin 2010

210 : mercredi 9 juin 2010

Chère amie, je ne puis rester plus longtemps dans cette incertitude qui me ronge nuit et jour. Puisque nous ne pouvons nous voir en tête à tête, je ne vois que cette solution. Je dois savoir quels sont vos sentiments à mon égard : si ce n’est de la passion, du moins quelque tendresse ? Je ne vous crois pas insensible. Mon serviteur vous aura apporté, avec cette lettre, un collier que je tiens en suffisante estime pour ne point gâter votre beauté. De grâce, portez-le à la fête de ce soir où je serai présent ! Je ne pourrai vous dévorer des yeux mais vous dévorerai du cœur. Si vous portez le collier, alors je saurai, et serai le plus heureux des hommes. Et si vous ne le portez point, il ne me restera alors qu’à prendre pour moi-même les décisions que j’estimerai préférables. N’y voyez, chère amie, aucune menace ! Seulement je ne peux concevoir de vivre sans vous. Portez-le, je vous en conjure !

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Il n'y avait plus qu'une voix qui déclamait dans le silence de l'ancien garage Clampier, une voix qui déchirait le silence et le refermait plus fort autour d'elle au fur et à mesure qu'elle débitait et logorrhait sans faiblesse ni signe d'effort, de plus en plus vite et toujours articulée et distincte, éclatante et blanche et provenue du corps de l'escogriffe chauve, de l'impassible agenouillé les bras écartés à hauteur de sa tête et le visage qui pourtant fixe ne montrait aucun signe d'articulation mais toujours le même sourire immuable et démesuré. La voix solitaire venait de l'homme agenouillé au centre de la piste de danse, au milieu d'un cercle de quelques mètres laissés vacants comme pour la propagation d'un effroyable prodige et autour duquel la foule s'amassait serrée et stupéfaite, mais le timbre semblait n'appartenir à personne, ni masculin ni féminin, ni jeune ni vieux et sans aucune aspérité, comme la réunion réduite et nette de la voix de dizaines, de centaines, de milliers de personnes. On dirait les jours suivants que la voix était l'unisson des six ou sept sosies de la bande, que certains dans l'assistance avaient vu les clones ou peut-être bien les répliques de l'agenouillé faire de curieux mouvements lents et synchrones de balancier, d'une jambe sur l'autre, tandis qu'au centre de la foule l'autre avait les bras écartés et l'attention de tous. Ce à quoi nul dans l'assistance ne put échapper fut ce que dirent les paroles, et peu importe qu'elles aient été unisson ou non, leur message fut audible et reçu. La voix dit pour tous ce qu'à chaque fois et tour à tour seuls quelques uns, jamais les mêmes, savaient déjà. La voix dit qu'on s'était trompé en s'accordant sur la culpabilité des étrangers l'an dernier, après que les moutons avaient été trouvés morts dans le pré des Hébert, elle dit ensuite le nom de l'homme du village qui avait tenu la lame sur la gorge des moutons. La voix dit ensuite comment la petite Simone s'était noyée près du barrage, comment son père s'était longtemps soulagé avec elle et le rapport qu'avaient entre elles ces deux histoires. La voix dit d'où venait la fortune des Pierron et parla d'autres événements passés. Enfin la voix annonça qu'une guerre éclaterait bientôt par-delà la mer et que de jeunes hommes d'ici devraient s'y rendre comme soldats, la voix dit lesquels iraient, les noms de ceux qui n'en reviendraient pas et de ceux qui reviendraient, elle dit encore comment le fils Clampier apprendrait alors à tirer plus de violence d'armes blanches que d'une guitare électrique, et la façon dont certains autres d'ici sauraient tirer quelque profit des événements d'ailleurs. Tandis que la voix parlait et alors qu'elle allait bientôt se taire, les trois petits bruns sévères en manteau long réunirent près de la sortie les grands hommes filiformes et chauves, ils mirent en file indienne leurs cinq ou six sourires comme pour partir en convoi, en attendant que le sixième ou septième les rejoigne une fois qu'au centre de la foule la parole aurait cessé de déclamer. La parole cessa, les secondes de stupéfaction et d'hébétude durant lesquelles les personnes dans la foule se regardèrent suffirent à la drôle bande pour se volatiliser. Nul ici ne les revit plus.