jeudi 6 mai 2010

175 : mercredi 5 mai 2010

Ce week-end, on change l’heure. Béatrice est assise devant son père et essaye d’engager la conversation sur des futilités. Elle parle de la pluie, du beau temps, des années passées et d’autres discussions qui n’ont aucune autre importance que celle d’entendre à nouveau son père s’exprimer. Louis se tient assis dans son fauteuil au milieu de la cuisine obscure. Seule une faible lumière naît par la fenêtre et meurt sur ses mains fermement posées à plat sur la table. Il commence à faire froid, c'est la fin du mois d'octobre et Béatrice attise la cheminée qui déploie une belle flambée rassurante. Louis regarde fixement les flammes, perdu dans des pensées abyssales. Il ne répond pas et se contente de quelques rictus nerveux et décalés avec le monologue de sa fille. Il sourit béatement sans comprendre ce qui se passe, ce qui est dit et qui est cette inconnue bavarde assise à sa table. Béatrice se lève pour faire du rangement dans la pièce et dans ses idées troublées. Elle se saisit du balai et commence à tournoyer autour de lui. Passant sous la table, elle effleure ses pantoufles, donne quelques coups sur les pieds du fauteuil. Louis demeure figé, imperturbable. Elle ne désarme pas et malgré la situation pesante, elle continue à parler comme si rien n’était. Elle passe en revue la vie de son père, parle de son ancien travail, de sa mère tout en passant un chiffon doux sur l’ensemble des meubles de la maison. Elle nettoie les moindres recoins et trouve commentaires et anecdotes à chacun des objets rencontrés. Quelques heures passent jusqu’au coucher du soleil. Béatrice, à cours de propos, s’assoit prés de lui, saisit ses mains restées jusqu’alors inexorablement plaquées contre la table et les serrent fortement contre sa poitrine. Louis tourne la tête surpris de cette initiative. Ses lèvres sèches tremblent un peu. Il tente de parler, de lui donner quelque chose. Par le regard, par le toucher, elle transmet la chaleur que les mots n'apportent plus. Le regard larmoyant, le vieil homme se courbe et dans un râle profond, murmure à son oreille : « Je pars... le grand voyage… ». Il ne reste plus que quelques cendres rougeoyantes dans la cheminée. Il est 18h30, heure d’hiver.

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Il fût un temps déclaré ici-même que la gentillesse ne saurait être une fin mais un moyen, non tant une méthode intéressée mais un comportement qui ne soit pas une défense très contournée par imploration de pitié auprès de l'existence. Il sera également et cependant déclaré le contraire aujourd'hui, car il n'est point de réalité dans le monde qui ne soit pas contradictoire. Il y a une grâce de la bonté gratuite, et la gentillesse comme fin est assurément une voie de la sainteté sans Dieu. Et il ne saurait être contesté à la sainteté, tout comme le sont la carrière militaire ou la pratique professionnelle de l'archéologie lorsque l'on est enfant, tout comme enfant encore l'est l'idée de devenir vétérinaire, le vif attrait qu'elle exerce en termes de destinée.

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Je rêve, vaguement, mais souvent. Il y aurait un lit qui serait mien, très grand, très large, garni de draps de métis blanc, lavés et re-lavés, pas usés mais souples et doux. Un large lit pour y étaler mon sommeil, délicieusement, ou pour dormir à deux. Il y aurait des persiennes et le soleil filtré. Il y aurait un air vibrant de fraîcheur. Il y aurait, posé sur les draps – et je retarderais un moment, pour le plaisir de ce suspens du temps, redressée sur mes coudes, oreillers relevés pour encadrer ma nuque, le geste de mon bras pour l'attirer vers moi – un plateau de métal argenté, une chocolatière avec son fouet, une tasse de simple porcelaine blanche, un confiturier plein de miel, pas de pain, un peu de bruccio sur une petite soucoupe, et je sourirais, un peu, comme tous les matins, de la désapprobation vertueuse de celle ou celui qui aurait préparé l'ensemble.