jeudi 15 avril 2010

154 : mercredi 14 avril 2010

Et le temps se suspend, s’étire et se recompose. Les nuits s'étendent et les matins se rognent. C’est le temps des vacances, des brises d’avril qui dévoilent leur fil. Lever tard, coucher tard. Du cordeau tendu, les viscères trop sollicités se détendent, respirent à la faveur d’un filet de lumière nouvelle. Au creux du ventre, les liquides circulent, permettent aux idées enfouies dans leur creux d’éclore enfin sans parasite. Au fil des heures, l’oppression expire et l’énergie vitale reprend son souffle au milieu d’un grand tout. Se réaligner depuis son centre, disent certains. Terre, ciel, droit dans ses boots, par une parabole cosmique une réconciliation avec les éléments conjure le sort de l’anxiété moderne. Légers spasmes. Deux jours à peine mais déjà le corps reprend le contrôle sur la tête dans une évacuation inopinée de maux récurrents. Distance bienfaitrice ou ajournement malin ? Peu importe, au repos, des images nonchalantes baignent allégrement dans un apaisement nécessaire.

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Benoît avait longues errances derrière lui. Benoît avait lassitude grande. Benoît était parvenu à l'âge grand. Benoît en a parlé, distraitement, dans un blanc de la conversation, à un vieil ami, vers la fin de retrouvailles, un échange de phrases qui s'épuisait, s'éternisait, s'effilochait, à une terrasse de café, sans qu'ils aient envie d'y mettre fin. Et quand l'ami lui a proposé cela, il a senti qu'il l'avait peut-être vraiment pensé, sans le savoir, et, comme un pari, il a accepté. Cela qui était une petite bâtisse, bien petite, bien humble, bien décrépite, comme une seconde peau, mais trop solide pour être masure. Une petite bâtisse à apprivoiser, ou dans laquelle se couler, à laquelle se conformer, aux lisières d'un bourg, juste au dessus, légèrement, en surplomb de la route de clôture ou de «contournement», sur une petite colline, une petite avancée rocheuse. Une colline si discrète qu'elle n'en méritait guère le nom, mais les rues, en dessous, dévalaient lentement jusqu'aux platanes de la place de la mairie, et puis reprenaient leur descente vers les peupliers, la petite rivière, le tourbillon d'un moulin abandonné. Benoît y a installé quelques meubles qui dormaient dans un garde-meuble, conservés comme une attache, parce qu'il n'y pensait pas, ou ne voulait désirer leur disparition. Cela faisait un décor un peu monacal, un peu recherché, comme une cellule meublée de luxe. Il a mis un temps à s'y habituer, à les dissocier du souvenir de ses parents, et puis ils se sont admis, lui et eux. Il avait envisagé, vaguement, ou décidé mais sans le désirer réellement, d'occuper les années qui s'étendaient encore devant lui à écrire quelque chose qui aurait pu être ses mémoires ou - l'idée lui plaisait, avec tout de même un peu d'auto-ironie - son livre de sagesse. Il ne l'a pas pu, ou pas tout de suite. Il a laissé le temps en venir. Et chaque matin il sortait sous sa tonnelle clairsemée et il regardait. Les toits étaient gris, doucement roses quand le soleil s'en venait, les arbres étaient petits, et grands dans son esprit, la connaissance qu'il en avait, et le plateau s'étendait, avec des bosquets, de petites bosses, quelques fermes, jusqu'à la chaîne de montagnes bleutées, sur une distance qui variait selon les jours, les heures, les lumières. Il restait là. Il ne pensait pas. Un désir de départ lui venait. Mais ce n'était qu'une velléité. Il sentait dans son dos la présence de la maison, et c'était un lien qui s'était créé peu à peu, qu'il commençait à comprendre, qu'il n'avait pas envie de rompre.

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Là-bas sont les forêts de sapins dans la lumière estivale, parcourues de lacs à l'eau noire entre les collines. Le sombre des sapins qui scandent de leurs troncs verticaux les bords de route fait éclater de lumière vive les ouvertures sur l'horizon, où le panorama s'offre aux yeux, où la douce acidité des verts gicle. Le vent alors agrandit l'espace en le gonflant comme un poumon, et au nouvel abri des sapins on traversera les capiteux nuages qu'exhalent les fougères au sol. On revient là-bas en rêve, souvent, aussi connaît-on les formes sous-jacentes que ces lieux prennent au fond de soi. C'est pourquoi on ne cartographie pas la contrée, car elle existe à chaque instant entière pour soi quel que soit le recoin que l'on en traverse, car on y erre dans l'envoûtement d'une continuité enchaînée qui place hors de propos la segmentation des localisations arrêtées.