samedi 27 mars 2010

135 : vendredi 26 mars 2010

L'heure de la peur (10) Comme à chaque fois où le sommeil lui tournait le dos, Nathanaël Grunswald regardait les bonshommes s’agiter dans le poste. Ça lui fatiguait la rétine disait-il à Marguerite. Après leur étreinte forcée, treize ans de mariage ont passés, Nathanaël s’était levé pour aller boire. Les yeux empreints d’embarras, il annonça à sa femme qu’il allait prendre l’air. Accolé à leur maison, le garage servait aussi de grenier. Mais sous une bâche se trouvait un cabriolet 504 V6, vert olive. Il l’avait hérité de son oncle en 1980. Il la faisait tourner de temps en temps ; il en avait pas grand-chose à foutre, ça lui permettait au printemps, alors que les nuages s’étaient faits la malle, de partager de mauvais bons moments avec son beau-père. Il était minuit trente lorsqu’il arriva au 23 de la rue Daguerre, le siège abîmé de L'Heure de la peur. C’était un immeuble de trois étages au crépi grisonnant. Il gara péniblement sa 504 et entra sans peine, grâce à un démagnétiseur, dans la bâtisse années vingt. Au fond du couloir d’entrée siégeait une cour pavée où traînaient un vélo couleur rouille et deux fauteuils club recouverts d’une bâche transparente. Les journalistes devaient la virer l’été et compter les étoiles, ivres, avachis sur leurs trônes miteux. Il chercha où se trouvait la rédaction puis observa du dehors si des fenêtres scintillaient dans l’obscurité de février. La rédaction occupait tout le deuxième étage. Un antique ascenseur à grille marchait encore mais Grunswald grimpa l’escalier. Sur la tranche du tapis qui recouvrait les marches on ne voyait plus que le tissage de la corde. Il s’inquiéta d’une éventuelle chute. Grunswald n’avait aperçu aucune fenêtre éclairée et tentait maintenant de crocheter la serrure. C’était un modèle monopoint avec un coffre rudimentaire. Il n’eut pas le temps d’être soulagé par la facilité de la tâche, qu’il l’avait déjà crochetée. Aux exercices de ce type on l’appelait le capitaine crocheté. Ça le faisait rire par devant. Il déambula dans la pièce puis se dirigea vers le bureau du fond, fermé par deux cloisons. Ce devait être celui du rédac’ chef. Il fouilla, précautionneux qu’il était, mais ne trouva rien au sujet de Nadine. Pour avoir un levier d’action quelconque il s’empara d’une facture. Aux alentours étaient disposés plusieurs bureaux mais son regard fut attiré par des découpes d’articles ; il s’agissait de Nadine et du bureau de Leroy. Il fouilla tout, plutôt à l’endroit que de travers, mais idem, rien d’important. Il se contenta de laisser une enveloppe dans laquelle se trouvait une clé et un Post-it : « consigne 32 de la gare d’Austerlitz ». Il se dirigeait vers la sortie lorsque la porte s’ouvrit : un flash l’aveugla et il se rua derrière une commode, accroupi. Jamais sur les genoux ou assis, on est en position de faiblesse. Deux hommes bruyants s’avancèrent dans les bureaux et il sut tout de suite que ce n’était pas Leroy. Leurs voix étaient rocailleuses ; les années et le tabac charbonneux en attestaient. - Putain, Albert veut que je lui boucle ça pour trois heures : je vais encore me faire engueuler ! Elle en peut plus Françoise que je rentre si tard… - Fallait pas t’attacher à un boulet de cœur mon pote ! - T'es peut être libre mais j’arrive pas à croire que tu ne m’envies pas un peu… - Mon alliance n’est pas menotte. J’ai plusieurs alliances d‘ailleurs, je suis pas du genre à m’établir mais pourquoi pas… - Bon allez, faut que je mitraille quelque chose… Les poulets ont trouvés cinq kilos de poivre blanc à Clichy. - Et t’as entendu l’affaire du petit Martin ? - Ouais, encore un gros truc qui nous passe sous le nez, j’aimerais savoir comment il a fait. Il serait pas un peu proche du père Donrelds ? - Je sais pas mais il lui avait laissé sur son bureau un mot disant que les flics s’étaient barrés et qu’il fallait faire vite. Grunswald, dressé comme un clébard et accroupi comme un pisseuse attendit que les deux zouaves s’en aillent pour rejoindre Leroy à Fontenay.

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Par la porte fenêtre, ouverte sur le balcon de bois baigné par l'inespéré soleil d'un après-midi de fin août, montaient des odeurs de terre humide et de feuilles et les voix rieuses de ses cousins s'appelant pour une promenade éventuelle, discutant pour savoir que faire de cette queue d'été, galopade pour patauger dans le ruisseau, dégringolade en vélo vers le lac, visite à la ferme... À travers les rideaux à demi tirés, un rayon venait caresser ses épaules. Béatrice baillait, assise sur un coussin devant le choix de petits chiffons multicolores, méticuleusement pliés, triés par couleurs dominantes, indiennes aux couleurs pales, cotonnades rayées vigoureusement, petits pointillés, unis regroupés en harmonies dégradées, toute une gamme enserrée dans un tiroir de commode, que sa grand mère avait posé sur le plancher, devant elle, pour qu'elle en joue, y fasse son choix, prépare la matérialisation de ce dessin qu'elle avait eu la sottise d'esquisser dans l'ennui de la matinée, en attendant le retour de la bande partie « à la ville », puisque « ma chérie, tu as des mains de fée et si belles idées », et parce qu'elle ne pouvait tout de même pas être tout le temps les yeux dans un livre, voyons, elle s'abrutissait – n'avait pas dit : encore plus, mais son ton l'avait dit – et que ses frères ne pouvaient rester tout le temps à côté de son fauteuil, ils avaient bien besoin, les pauvres, de se dépenser un peu comme les autres, « tu as raison ma douce ».

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Une odeur pestilentielle, épouvantable la vache, infectait déjà tout l'escalier, rien que le temps de monter jusqu'au troisième, le Stup' avait croisé deux voisins qui se barraient de chez eux livides, sortir de l'immeuble parce qu'ils n'en pouvaient plus de cette puanteur, limite il aurait été plus facile de traîner dans un four à pain pour se faire dorer la pilule que de rester baigné dans ce concentré surpuissant d'odeur de merde. Le Stup' en avait vu d'autres, deux ans plus tôt c'était lui déjà qui avait suivi à la trace le tueur à la chiasse, et d'ailleurs avant même d'entrer dans l'appartement du crime, il savait déjà ce qu'il allait y trouver, un ou plusieurs macchabées dans leur jus la gorge tranchée, et des dizaines de litres d'étrons liquides. Aucun doute pour le Stup', à l'odeur aussi forte et aussi dégueulasse, il savait tout de suite à qui il avait affaire, au tueur à la chiasse qui, après deux ans de constipation, avait subitement retrouvé quelque fluidité au niveau du transit intestinal. Le mec était un cas d'école doublé d'une énigme pour toute la science gastro-entérologique, parce que l'enquête avait déterminé avec certitude que toute la merde, à chaque fois et d'une fois sur l'autre, avait été produite par le même type, un seul et unique producteur. Chier autant et une puanteur aussi infecte, les toubibs comprenaient pas comment c'était possible. Une autre particularité du type c'était qu'il appartenait au genre très malin, une vraie anguille, pas moyen de lui mettre le grappin dessus, le Stup' en savait quelque chose. Pas manqué, une fois arrivé dans l'appartement, le spectacle bien connu de charogne, de brouettées de chiure et de raisiné. Deux cadavres, un couple homme femme, messieurs-dames bien tranquilles comme le diraient tous les voisins bien sûr. "Que du bonheur" a lâché le Stup' en inspectant l'appartement, toujours immunisé contre le dégoût deux ans après - quand même il a regretté de s'être enfourné quelques marrons glacés à ce moment là, on a beau être un solide, c'était quand même pas le meilleur endroit pour bouffer. Il n'avait pas du tout l'intention de laisser retomber le soufflé du côté des hachoirs à barbaque de Maisons-Alfort, mais il savait d'avance qu'avec le retour du tueur à la chiasse, il allait devoir mettre les bouchées doubles, parce quand ce mec là est de service, il laisse les lieux dans un état tellement déplorable que c'est impossible de les ravoir, l'odeur reste tellement longtemps incrustée dans les murs et dans le sol que plus personne ne peut accepter d'habiter dans ces locaux là. C'est ça, qui emmerdait le plus le Stup' dans cette affaire, c'est qu'avec le tueur à la chiasse, ce serait tout le temps les promoteurs immobiliers, les élus locaux, les offices HLM et syndics de copropriété tutti quanti qui n'arrêteraient pas de le pousser au train pour que le type soit mis au frais.

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Le Type au fond du couloir (3/6) À partir de 22h00, précisément, il signalait à ses hôtes qu'il était temps de prendre congé. Il annonçait cela de la manière la plus affable qui soit mais avec une fermeté telle que personne, à ma connaissance, n'osa jamais insister pour rester plus longtemps. Tout débat était dès lors tué dans l'oeuf ou remis au lendemain. Les joints, même fraîchement allumés, restaient orphelins et fumants dans le cendrier. Pour ma part, il arrivait parfois que j'hésitasse entre plusieurs livres lors de cet instant crucial. L'historien sans vergogne me confisquait alors l'ensemble des ouvrages puis, avant de m'éconduire, souriait de toutes ses dents en déclarant simplement : « tu reviens quand tu veux ». Sitôt dit, il se dirigeait pour la seconde fois, mais au pas de course cette fois-ci, dans les parties communes. Il y micro-ondait rapidement une soupe de légumes, les yeux vissés sur le cadran des secondes qui défilaient, et chacun, chaque jour, s'étonnait de le trouver si impatient, lui qui d'ordinaire accordait bien peu d'importance au déroulement du temps. Dès que le bip bip bip retentissait, il ouvrait la porte du four avec fracas et regagnait sa chambre en soufflant énergiquement sur son bol, comme s'il avait peur de s'endormir en retard.