mardi 23 mars 2010

131 : lundi 22 mars 2010

Cinq ans déjà que le Comité des fêtes, sur une idée de l'ancien adjoint à la culture, organisait, il le fallait bien - les gens l'attendaient, et chaque année des visiteurs plus nombreux nous venaient des villages voisins, même de Saint Virgile, et là c'étaient des résidents secondaires qui s'encanaillaient avec jubilation et grossissaient la recette en se relançant de stands en stands, avec des petits rires, et des «c'est trop amusant», «c'est charmant» (pour les manèges), «je n'y arriverai jamais» (devant les lancers de concombres), «je me souviens» (pour les baraques de confiserie, ou les concours d'écriture de messages amoureux), même que trois nouveaux brocanteurs et un antiquaire avaient loué des emplacements, et que Marion prenait des commandes pour ses confitures loufdingues dont personne ici ne voulait, les vins de son cousin et les broderies des portugaises du chemin du gué, cinq ans donc que le Comité , organisait une soirée pour la fin de la fête patronale et de la courge. Nous, nous avions pris la mairie au nom de la prospérité et de l'ordre, donc la partie bal nous lui avions donné de moins en moins de place, et les bandes ne venaient plus trop, juste un peu, les plus calmes, nos enfants, pour la partie hip-hop, avec l'atelier mené par ce type, l'ami d'une institutrice, qui avait fait partie du ballet de l'opéra de région. Mais si nous ne pouvions faire l'impasse, vu le succès, et comme à vrai dire, nous Jimmy, Magali, moi et le Pierre Bardolet, le socialiste, nous n'en avions pas envie, et nous râlions bien un peu mais cela nous occupait, nous tenait éveillés, nous faisait joie pendant deux ou trois mois. Seulement le crédit voté était encore en diminution cette année. Alors, nous avions bien un chanteur, qui avait beaucoup plu à Madame le Maire, au notaire, au boucher et en gros à tous les notables en leur jeunesse, et qui n'était plus venu depuis plusieurs années, et lui et ses musiciens avaient un spectacle parfaitement rodé, qu'ils variaient juste assez, mais pas trop - et puis bien entendu les trois classes de hip-hop, un petit groupe du bourg qui faisait de la pop vitaminée et rajeunie, les quatre musiciens, amis du Pierre, qui jouaient, pour l'amitié, le plaisir, l'occasion de pouvoir le faire, un jazz bien trop bon pour le public. Et Magali a proposé un ami poète (et elle l'avait invité à dîner, elle lui avait imposé de nous lire, dire, un peu de ses textes – bon ça devait être convenu entre eux – et j'avais trouvé que c'était une plongée formidable, des chocs, et une douceur merveilleuse, bien installés dans sa salle avec la nuit pleine de pluie dehors). Mais, comme nous rédigions le programme pour le journal et les affiches, ma fille a dit : c'est bien votre truc, et les gens en auront pour leur pommadage et leur argent, mais ça aurait rudement besoin d'un lien, ou de trucs pour s'intercaler, permettre le passage d'un numéro à l'autre, parce que c'est un peu du n'importe quoi comme ça – et bien sûr nous avons compris, nous nous sommes regardés en souriant, Pierre a levé les épaules, Magali a haussé les sourcils et lui a répondu que, bon si elle pensait qu'elle et ses amies elles pouvaient s'en charger, on voulait bien essayer, mais que si c'était trop loupé – elle a osé, elle pouvait, la Catherine avait un fichu caractère, mais elle était sa marraine – ou un peu minable, elle verrait ce qu'elle verrait. Alors elles ont travaillé, elles se réunissaient dans le cabanon près de la bibliothèque, et Jeanne amenait des livres, elles dessinaient, Julie a été demander conseil à une femme qui était, paraît-il, une vraie artiste – et ma foi c'était pas mal, pas mal du tout ce qu'elles ont fait et tout le monde est venu me féliciter.

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Il y avait bien longtemps qu'il n'était plus venu dans la grande maison de son parrain, il ne le fréquentait plus guère depuis sa sortie de l'adolescence. Ils se croisaient assez fréquemment tous les deux, puisque Sainte-Armelle-des-Pistons que jamais Lionel n'avait quittée était petite et que son parrain y étais partout où tout comme, l'officieux maire de la ville en plus d'être le très officiel patron de l'hypermarché, plus gros employeur de tout le canton. Lors de leurs rencontres au hasard des rues de Sainte-Armelle, Jean-Yves Verrier abordait toujours son filleul avec un ton solennel par lequel il entendait signifier au trop indifférent jeune l'indéfectible appartenance au clan Verrier qu'il aurait été tenté d'oublier, la place de choix qu'il y occupait et le privilège de caste que lui pourvoyait cette affiliation. Cependant ils ne se disaient plus rien, se contentaient d'échanger quelques banalités météorologiques ou domestiques et, considérant que c'étaient là toutes les conversations qu'ils pourraient échanger, ne créaient point d'occasions déjeunatoires ou apéritives de s'en dire davantage. Pourtant, aujourd'hui Lionel Papaud quitta la route nationale pour emprunter à droite le chemin forestier qui mène à la vaste propriété des Verrier. Son parrain l'avait invité sans lui indiquer de motif particulier, mais connaissant la nature de leur relation et l'habitude qu'avait Jean-Yves Verrier de pratiquer la convocation, Lionel Papaud savait déjà que cette initiative n'était ni désintéressée ni anodine. La lumière de fin d'après-midi qui perçait la pinède fît regretter à Lionel de n'être pas à la mer alors que, si peu de temps avant le quart de finales du championnat de France de kite surf, chaque entraînement comptait. Il espéra que son parrain serait assis sur la terrasse pour l'accueillir, ce qui indiquerait qu'il irait tout de suite au but, et qu'alors le temps de boire un verre serait une durée suffisante à leur entrevue. Hélas, lorsqu'il stationna dans la cour gravillonnée au pied de la grande maison à étage, il ne vit pas son parrain à l'extérieur. Celui-ci lui offrirait donc la réception formelle et protocolairement spontanée réservée aux affaires les plus sérieuses, qui ne délivrerait pas son motif avant le fromage.

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L'heure de la peur (9) - Ça commence à s’agiter par ici - C’est-à-dire ? Je les ai vus, en bas, Nirtéfil et Francart. Ils se racontaient par leur vie… - Bon, je vais voir ce que je peux faire, à plus. Grunswald raccrocha et s’enfonça, perplexe, dans son fauteuil. Il regrettait déjà les six mille balles qu’il avait perçu. Au pire, on le couvrirait mais il serait relégué aux Services Généraux. Lorsque les gens sont confrontés à ce type d’évènement, autrement dit qu’ils sont en tort et honteux, ils cherchent toujours un moyen de s’en sortir. Ils imaginent souvent quelque chose d’extérieur au dit évènement ; par exemple, s’enfuir. Or, comme on lui avait appris à la D.S.T., rien ne sert de fuir : on te retrouve et là tu casques pour dix. Aussi, Grunswald, dans un éclair de lucidité, réfléchit. Il se croyait détenteur de la tant désirée, intelligence instrumentalisée. Il faisait partie de ceux qui affirmaient que la pensée était l’ennemie de la raison. Au premier abord, personne ne pouvait savoir que c’était lui : Nathanaël Grunswald était un pseudonyme, on l’avait payé en cash et il n’avait téléphoné que des cabines. Malgré son sang-froid : il paniquait. Il entreprit donc de verrouiller toutes les portes d’accès à son lien dans cette bavure. Dans un dossier qu’il tenait caché dans une consigne de la gare d’Austerlitz, il reprit l’adresse de L’heure de la peur. En attendant, il revint aux cabines d’écoute pour récupérer les enregistrements des appels de Francart et du préfet. Rien du tout, mis à part Francart et le juge d’instruction, qui cinq minutes auparavant, s’étaient mis d’accord sur le silence à respecter. Il rentra donc chez lui où l’attendait sa femme, Marguerite. Il ne sortira, prétextant une insomnie, qu’après minuit.