mardi 16 mars 2010

124 : lundi 15 mars 2010

J'ai invité à un souper mes amours, mes amitiés, mes souvenirs, en un bouquet final pour ma vie. J'ai tendu trois grands draps blancs, usés, au parfum de lavande, sur des tréteaux, en lissant leurs plis de ma main, et puis j'ai tressé en longue bande centrale de fins rameaux secs, des brindilles. J'ai fouillé tous les coins de cette baraque, et quelques brocantes, pour y trouver des assiettes de grosse faïence blanche à fins décors bleu sombre, fleurs ou scénettes, ne craignant pas les craquelures, brunissures que l'âge avaient fait subir à certaines. Je les ai alignées en deux rangées. J'ai fait un pas en arrière. Cela faisait, sous les tilleuls, une belle invitation pour forte assemblée. Pour compléter le couvert, faute de mieux, et pour ne pas les choquer par trop grande réalité, j'ai tordu des tiges de métal blanc, en silhouettes de couteaux, fourchettes et verres à pied, plantés dans de petits tortillons d'osier. J'ai, dans un grand chaudron, fait bouillir des herbes, des pommes de pin, des fleurs séchées et des coquillages iodés, et j'ai rempli de grandes soupières de la vapeur qui s'en dégageait. Pour compléter le menu, debout à coté de ma table, la regardant sans vraiment la voir, me suis interrogée sur les goûts de mes conviés, puis sur leur nombre, leur nature, et je les ai tant cherchés, sans les trouver, que me suis endormie, en pleurant doucement de leur absence, leur inexistence possible, leur disparition certaine.

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Un jour il y avait une fanfare dans la plaine, des gens que nous n'avions jamais vus auparavant, que nous reverrions plus jamais après. Ils jouaient des airs mélancoliques et on aurait dit que chacun retenait son souffle en jouant de son instrument, comme s'ils jouaient loin de nous alors que nous étions descendus les voir, nous nous étions assis sur l'herbe tout près d'eux. Pourtant nous les avions entendus de loin mais le son ne nous avait pas paru plus fort alors que nous nous étions approchés. Nous aussi retenions notre souffle, comme si nous craignions que le bruit et l'air de notre respiration disperse et balaye ce qu'ils n'avaient qu'à peine gagné sur le silence. Le soleil brillait et nous faisait plisser les yeux, il brillait sur les cuivres de la fanfare et nous les regardions, délicatement baignés d'éblouissement. Ils jouèrent de plus en plus doucement des airs de plus en plus apaisants, calmement tristes et reposants. Nous nous assoupîmes lentement et rêvèrent tous le même songe où nous étions assis sur l'herbe de la plaine, les yeux mi-clos dans la lumière tendre à écouter une fanfare qui nous berçait. Quand nous nous réveillâmes, les musiciens étaient partis.

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L'heure de la peur (4) Une fois seul et débarrassé de ces deux fouille-merde, je roulais en direction du journal. Je devais arriver au plus vite pour ne pas éveiller les soupçons. Ma Casio marquait dix heures quarante lorsque j'enfonçai la porte de la rédaction. Ce ne sont pas des matinaux dans mon canard, ils ne se pressent pas sur les dépêches de l'AFP. Je dirais plutôt qu'ils sont une sorte d'oiseau de nuit : ils errent du côté des faubourgs puis rédigent leur papier vers trois heures du matin avant l'impression. Aussi, n'apercevais-je personne dans la salle de rédaction. Je filai à mon bureau et maugréai contre moi-même ; la plupart du temps, quand j'enquête, je rentre dans un mutisme qui me fait oublier le monde environnant. Je feignais de ranger mon bureau style gendarmerie des années soixante quand mon rédac' chef, Albert Donreld, claquait sa pipe contre le montant d'une porte battante. C'est un vieux briscard, Albert, un des premiers à avoir couvert l'évènement de la guerre d'Indochine. Mais il n'aimait ni l'armée ni les indigènes, il disait que " ça pue et ça fout la merde". Il préférait les voyages solitaires et renâclait aux rencontres. Il fallait observer puis rédiger. Avec son goût pour les foudres, il avait été rapatrié d'urgence parce qu'un idiot de l'infanterie lui avait plombé le genou, alors qu'il photographiait deux soldats papillonnant des mains dans le slip d'un jeune garçon. Avec son genou en vrac et malgré une trentaine florissante il fonda L'heure de la peur, premier hebdomadaire d'investigations. Aux yeux du reste de l'équipe je suis ce qu'on appelle un "jeune premier", un peu tatillon et voué à la tâche. "Alors mon Martin comment ça avance ? Un scoop pour bientôt ? Je sèche un peu, j'ai rencontré Jean-Yves hier soir l'ex de la tarée et il m'a donné pas mal d'infos. Je nage un peu pour le moment. Et les lieux alors ? Ça a fonctionné avec ton Grunswald ? Plutôt bien parce qu'il a retardé l'arrivée des flics ce matin. Il a appelé une "gorge profonde" de l'Intérieur. Mais j'ai un souci chef... Dis-moi mon petit ? J'ai photographié la scène mais j'ai été surpris et... T'as oublié quoi ? De fermer la porte par laquelle je suis sorti. Je comprends pas, il n'y avait pas de scellés ? Si mais celle de la terrasse était entrebâillée et je l'ai ouverte avec mon fil de fer. Et t'as touché à rien d'autre ? Non mais les légistes l'ont remarqué je les ai entendus. Ils en ont parlé à Francart c'est sûr ! De toute façon c'est fait mais t'es quand même pas trop aidé. T'as commencé à chercher notre tueuse ? Non... je crois que c'est le mieux à faire pour le moment. Applique la même méthode que d'habitude. Demain soir on fait le point sur ton enquête, bonne journée." Il se retourna, prit son manteau et s'en alla déjeuner avec un éditeur.