jeudi 11 mars 2010

119 : mercredi 10 mars 2010

[open space] Lundi, mardi, mercredi. Dénombrement des jours. Le lundi est le jour le plus bruyant. Déborde en sirènes douloureuses un flot d’appels de vendeuses avides d’informations, de contacts, d’interrogations, de validations, d’atermoiements passés et futurs. Tel se répand dans cette grande salle le résultat d’un amas boulimique de demandes farfelues qui, digérées durant le week-end, vomissent leur fil saumâtre sur les opératrices assommées, dès le matin. Bourdon, bourdonnement. Les coups de fil, opérés pourtant à partir de terminaux qui en sont dépourvus, me fouettent les oreilles, ajournent mes possibles et finissent par m’imposer digressions et évasions incontrôlables. Ma mission, mes travaux sont retardés. Ils ne recouvreront leur essence qu’au prochain répit, qu’au prochain rare silence qu’il faudra saisir. Peut être mardi. Et de cette fuite, s’impose l’asthénie volontaire, le malaise assourdissant comme alibi.

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Nous reprîmes notre ascension peu avant la tombée de la nuit, comme nous en avions progressivement envisagé la possibilité pendant cette journée de tranquilité. Nous étions frais, comme soulagés même si notre situation était la même que la veille et les jours précédents, toujours ces marches par dizaines de milliers, ces paliers par centaines et ces petites chambres pour reposer nos corps. Mais nous avions ce soir la lucidité en plus, et la notion du temps. C'est cette accessibilité mentale du temps, et donc de l'idée même d'inédit, qui acheva de nous convaincre quant à une ascension nocturne que nous n'avions jamais pratiquée. Nous marchâmes donc dans l'escalier à la lumière des ampoules électriques disposées sur chaque palier derrière une applique en verre dépoli, sans nous presser et en parlant un peu. Nos paroles résonnaient dans la cage. Nous faisions quelques pauses où nous parlâmes encore, notre lucidité et le souci du plaisir nous étaient toujours disponibles. Nous regardâmes un temps les étoiles par une fenêtre que nous ouvrîmes, elles étaient nombreuses et nettes dans le ciel de la nuit claire. Il n'y avait pas de vent, il ne faisait pas froid, et nous nous en étonnâmes. Nous avions certainement eu maintes occasions de le constater auparavant, mais n'y avions jamais songé. Si haut, et presque aucun vent ni de froid particulier. Nous poursuivîmes l'ascension jusqu'à l'aurore, et lorsque le jour se fît l'un de nous remarqua de paisibles nuages au-dessus de nous, dans le bleu du ciel que nous voyions par les fenêtres de la cage d'escalier. Nous étions au-dessus de tout nuage depuis plusieurs semaines, à supposer que nous ayons pu constater l'écoulement de semaines, au-dessus de tout nuage depuis très longtemps. Nous vîmes avec stupeur le sol qui n'avait cessé d'être hors de nos regards, trop lointain. Le sol étaient redevenu proche de nous alors que nous n'avions fait que monter. Nous serions-nous trompés à un moment, alors lointain désormais, descendant au lieu de monter ?

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L'heure de la peur (3) Sur la terrasse qui surplombait le jardin, on trouvait une table en verre autour de laquelle nos inspecteurs s'interrogeaient. Le doute venait de la disposition des corps ordonnés de manière circulaire. Les pieds de chacun entouraient la tête de l'autre mais leur buste se voyait plaqué au sol. Aussi, les corps étaient désarticulés avec le bassin déviant de son axe, la hanche perpendiculaire au sol. Les genoux et les chevilles aussi ont du céder pour être bien dans l'axe. "Moi je veux bien que la mère soit tarée mais avec les photos qu'on a d'elle, on dirait pas vraiment Musclor. Je sais pas trop, on va attendre les premières impressions des légistes" avança Hervé Francart. II continua néanmoins à déambuler dans le salon qui jouxtait la cuisine. Une odeur mêlée de transpiration et d'œuf pourri lui parvenait aux narines. Il retrouvait à l'instar de Martin Leroy une cohérence dans la scène mais échouait à quelque formulation qui l'eut aidé. "Bon ils sont où nos légistes ? Faut que j'aille voir le procureur moi, c'est pas normal qu'on nous ait interdit les lieux aussi longtemps." les légistes n'étaient pas du genre à parler avec les flics. Ils faisaient bande à part, expertisant de manière formelle les scènes de crime sans jamais s'épandre. Le commentaire, c'est tout. Résultat quand Francart les siffla du haut de la terrasse, eux tranquillement, écrasèrent leurs "roulées" et d'un pas certain, se rendirent à la cuisine. "Quelles sont les causes du décès à votre avis ?" s'enquit l'inspecteur. Le plus âgé des deux, la voix caverneuse et le geste précis, annonça que les enfants n'étaient pas morts des coups de tire-bouchon. Ceux-ci âgés de huit et onze ans ont un taux d'adrénaline supérieur à nous qui leur permet de tenir plus longtemps. Les contours des poignets et des chevilles saignants et déchiquetés marquent une longue résistance ; sûrement de plusieurs heures. En outre, les muscles du cou et de la mâchoire se sont tétanisés ce qui a causé l'éclatement des dents. L'un d'eux, le plus jeune, a avalé sa langue, il en est mort. Le second a dut mourir d'épuisement, il a tellement serré ses mains que les phalanges des doigts se sont démises. Un silence monacal régnait dans la cuisine et nos légistes concluaient leur oraison funèbre. "Je pourrai sûrement vous en dire plus quand les corps nous seront amenés". "Et la mère dans tout ça ? Vous croyez qu'elle a put faire ça seule?" "Le plus vieux des deux a le lobe frontal exagérément bombé. Elle a dut l'assommer. Quant au plus jeune, son âge l'a perdu." Tous sortirent pour rejoindre leurs véhicules, mais le légiste qui s'était tu jusqu'alors retint l'inspecteur par la manche. "Il y a quelque chose d'étrange ; on a été les premiers à rentrer sur les lieux avec la police scientifique et j'ai vu la porte de l'autre terrasse qui était ouverte". "Et alors ?" "C'est étrange quand on sait qu'il faisait 18°C quand on est arrivé et qu'en partant le thermomètre de l'entrée n'indiquait que 6°C. Quant aux corps ils n'étaient pas froids alors qu'une pièce ouverte au grand vent devient froide..." L'inspecteur sourit à cette déduction ironique et d'un pâle sourire remercia le légiste.

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Je fus le premier surpris de mes propres décisions. A la veille de mes examens, pour lesquels j’étais pourtant parfaitement préparé, je rassemblai quelques affaires avec la ferme intention de quitter la ville où j’étudiais pour me rendre à Rennes. C’est au moment d’acheter mon billet de train que je saisis enfin cette invraisemblance : je n’avais encore jamais mis les pieds dans cette ville pas si lointaine où vivait mon amour. Jusqu’alors, nous ne nous étions vus que chez ses parents ou chez les miens : là où nous passions le weekend, puisque c’était là la portion congrue que nous avions accordée à notre relation. Les quelques heures du trajet ferroviaire, dont je ne perçus que les charmes, parurent d’emblée mythiques à mes yeux neufs, comme la traversée d’un continent, l’exploration de territoires vierges, comme une quête. Je voyais partout les signes de notre bonheur à venir. Mon esprit était au paroxysme de son euphorique ébullition quand le train arriva à destination. Je n’avais pas encore déterminé comment j’allais transmettre cette ardeur inédite qui m’animait tout entier mais j’étais pleinement confiant : celle que j’aimais serait convaincue elle aussi de la nécessité impérieuse de laisser libre cours à l’intensité, jusqu’ici latente, de notre passion. Ce n’est qu’une fois arrivé sur la place de la Gare, rayonnante du soleil printanier, que je consentis à appréhender les sordides contingences pratiques de l’instant. Je dus me rendre à l’évidence. Dans cette ville inconnue, je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où elle habitait.