mardi 2 février 2010

82 : lundi 1er février 2010

Dans ces moments là, on trouve toujours qu'il y a trop de monde, alors que depuis une semaine on avait peur qu'il n'y en ait pas assez, aussi qu'on soit incapable de sortir un son correct bien sûr, mais alors on concentrait son attention sur l'angoisse venue de l'autre peur, celle que le petit théâtre du premier étage soit vide et qu'on se présente devant quatre personnes ou moins. On préfère cette peur là tant qu'on peut parce que si ce qu'on craint advient, il sera plus facile de s'en consoler. Être déçu par les autres, avoir des reproches à leur formuler, on vit mieux avec ça que la honte, parce qu'alors ce n'est pas de sa faute, alors que la honte ce n'est que de soi. Ce qu'on se reproche à soi vous colle toujours de plus près. Depuis la coulisse, alors qu'il allait falloir y aller dans quelques minutes, marcher quelques mètres jusqu'au plateau sans le droit de faire marche arrière quand on y sera, on voit bien que la salle est aux deux tiers pleine, ça fait une trentaine de personnes, ils sont venus les salauds, une trentaine c'est beaucoup pour avoir honte devant. Alors, on voit bien que la vraie angoisse c'est celle-ci, que l'autre, si on l'a eue jusqu'à hier soir, c'est parce que son cerveau vous offrait une diversion pour qu'on puisse quand même dormir un peu. Il faut y aller alors on y va, il y a cinq mètres à faire, ça doit faire sept ou huit pas, les quatre derniers on sera vu par les gens mais soi on les verra mal à cause des deux projecteurs dans les yeux, on entendra qu'ils vous ont vu parce qu'ils applaudiront certainement, à ce moment-là ils applaudiront, s'ils sont venus c'est qu'ils sont disposés à applaudir, et avant que ça commence ils n'ont rien vu encore qui les en a dissuadés. On pensait que mal voir le public aiderait mais en fait c'est pire, parce que s'ils ont des sourires ou des regards bienveillants à ce moment là, et sûrement ils en ont, on ne les voit pas, à la place on imagine qu'ils ont tous peur de bientôt avoir honte, de devoir revoir plus tard quelqu'un qu'ils sont venus voir et qu'ils ne sauront plus regarder, à qui ils ne sauront cacher leur pitié derrière une semblance de compassion, ou de comme si de rien n'avait été, de rien n'était. Oui, effectivement, ils ont applaudi, après les sept ou huit pas, on a juste attendu que le silence arrive et comme on a senti que rien de la panique ne passait, on a commencé tout de suite, juste une inspiration un peu plus longue comme avant de mettre la tête sous l'eau, pas si longue, non, une inspiration de la longueur de celles qu'on a avant de se moucher. On a juste fait ça et puis on a lancé le chant, la voix toute fébrile, tremblante et chevrotante. Le silence s'est épaissi autour de la voix qui peinait, la voix perdue. Quand on est perdu, soit on ralentit et on regarde tout autour de soi, soit on prend un chemin au hasard sans savoir si c'est le bon. La voix perdue a fait les deux, elle a ralenti en s'écoutant perdue, elle a pris un des chemins qui se présentaient à elle, pas le bon, ne sachant plus quel pouvait être le bon, plus s'il y en avait un bon. Un son aussi laid, un chant aussi faux, il a fallu l'arrêter avant la fin de la troisième phrase, le temps si long avant de se dire que continuer c'était pire, de décider que ça ne serait que pire. Le silence dans la salle derrière l'éblouissement des deux projecteurs, le silence d'un champ de bataille quand les armes arrêtent de tirer doit être le même. Est-ce qu'il faut commenter, s'excuser, le mieux c'est plaisanter mais à condition que ce soit drôle, sinon c'est pire, plaisanter les faire bien rire et reprendre mais cette fois très bien, la seule solution. Les secondes qui s'égrenent comme des coups de glas, aucune idée de phrase, aucun mot qui vient pendant qu'on se ratatine écrasé par le silence qui prend de plus en plus de place, qui en laisse de moins en moins à chacun, c'est le silence qu'on fait tous, la trentaine derrière les projecteurs et soi tout seul de l'autre côté, le silence qu'on fait tous et pourtant il ne nous laisse pas de place, il nous ratatine, nous écrase, suffoque. Ou alors, ils sont partis, ils sont tous partis, c'est pour ça que la salle est si silencieuse, ce qu'on aimerait que la trentaine soit partie, comme ça ce serait fini, on n'aurait pas besoin de devoir trouver encore un moyen de sortir, au moins sa sortie ne serait pas vue, la sortie qu'on ne sait pas faire, pas faire du tout quand ça se passe comme ça. Non ils sont encore là, la trentaine, ce silence là ne peut pas être fait par une seule personne. On ne sait plus combien de temps ça dure, dix secondes, vingt, une heure. Pas d'autres mots que les premières paroles de la première chanson, le reste que du silence, du noir, plein à craquer de noir. Alors on reprend le chant, les paroles sont là mais on ne sait plus l'air, on n'a plus d'air, on ne va pas réciter les paroles, on ne croit plus qu'on a de voix, qu'on aura d'autre langue que le silence. Alors on sort, on ne peut rien faire d'autre, on sort, la pire des hontes est meilleure que celle-ci, on ne reverra plus jamais la trentaine, on ne pourra pas, la pire des hontes est meilleure que celle-ci.