samedi 30 janvier 2010

79 : vendredi 29 janvier 2010

Dans l'ancien garage Clampier, devenu salle de bal, l'ambiance virait à la surexcitation, parce que l'orchestre du père Théodore enchaînait son troisième rock'n roll, que là on passait à Twist à Saint-Tropez et qu'il fallait vraiment être un vieux garçon de ferme pétrifié de célibat et terrifié par son corps pour ne pas aller transpirer sur la piste en se déhanchant, se remuer en rythme en reprenant les paroles. Sauf à être un de ces vieux célibataires, une des outres à vin étalées dehors à cuver dans l'herbe, ou affecté au service à la buvette, impossible d'être dans les alentours et de ne pas être sur la piste à se déchaîner dans la danse. Et pourtant, certains commettaient cet impossible, mais ils étaient si étranges et inconnus que leur anormalité était de toute façon tenue pour totale par les quelques uns qui les avaient déjà vus, et ne pouvait même pas être aggravée par cette apparente indifférence au rock'n roll. Une bande à peine moins surprenante que ne l'auraient été dans les mêmes lieux des petits hommes verts, et qui comptait six ou sept grands gars maigres, le crâne totalement chauve, les yeux écarquillés qui ne cillent pas et le sourire de toutes les dents, mais béat et complètement fixe ; avec eux, trois plus petits, bruns et lugubres en longs manteaux gris. Ces neuf ou dix se tenaient debout en rang d'oignons devant la buvette, avec chacun son verre de rosé, avec de l'autre côté du bar Gustave qui ne sait pas s'il doit les regarder puisqu'ils sourient, ou les ignorer parce qu'ils sont trop étranges pour ne pas avoir le malaise de les rencontrer comme dixième ou onzième compagnon, surtout que Gustave vient d'entendre l'un d'eux parler pour passer commande de boissons, et que personne n'est sensé parler comme ça, sans que le moindre muscle du visage ne bouge, sans que ce sourire fixe comme celui d'un masque n'esquisse le moindre mouvement, ni que ces yeux grands ouverts à aucun moment ne cillent ni ne se plissent. Passées quelques minutes ici, les six ou sept longilignes masqués par leurs vrais visages tournèrent le dos à la buvette pour regarder raides comme des piquets alignés la piste et son unisson anarchique de danse enfiévrée, tandis que les trois lugubres en gabardine s'accoudaient renfrognés à la table où étaient posés les verres. L'orchestre du père Théodore en était toujours à Twist à Saint-Tropez, avec le Théodore survolté derrière son accordéon. Passées deux ou trois minutes de rock, et là on chauffait le quart d'heure, ce n'était plus le fils Clampier qui à la guitare était la locomotive de l'orchestre, le fils Clampier pourtant le rockeur de service et qui assurait costaud, non, c'était Théodore qui embarquait tout le mouvement, et souvent dans ces moments là on frôlait la transe. Et c'est pendant son solo d'accordéon sur Twist à Saint-Tropez, qui était en train de virer au morceau de bravoure sculpté dans la démesure - une coulée ininterrompue et folle de chromatismes, une suite entremêlée de salves rapides à se faire cuire les articulations des mains et fondre les boutons du piano à bretelles, comme un morceau de György Ligeti, dont le père Théodore ignorait tout bonnement l'existence, mais du Ligeti qui aurait eu une pulsation et une ferveur mystique, une espèce de qawwalî soufi, dont le père Théodore n'avait pas davantage entendu parler mais qu'il produisait dans un délire d'éruptions sonores pendant que tous dans la salle se pâmaient quasiment frénétiques sans rien comprendre à ce qui se passait dans leur corps et leurs oreilles -, c'est pendant ce solo théodorien qu'un des inconnus à crâne lisse et visage fixe a quitté le rang que formait debout près de la buvette sa bande, qu'il s'est avancé à pas lents et scandés vers la foule dansante, écartant les bras droits tendus devant lui à hauteur de ses épaules.

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Parfois l'envie nous venait de croire que nous étions liés aux vies qui nous avaient précédés dans ces pierres, et nous suivions la rue, maintenant à l'abri des lentes invasions du fleuve, pour nous installer, à quelques maisons de la nôtre, à une table de la fausse taverne, et nous mangions des salades ou sandwichs très décoratifs en regardant le pêcheur de bois mal équarri sous la canne duquel passaient les serveurs. Je prétendais qu'il provenait d'une brocante, et que la peinture qui s'écaillait sur son pantalon, et la rouille qui bordait la plaque « restaurant » qui lui tenait lieu de poisson, étaient coquetterie soigneusement dosée. Tu me faisais remarquer que la façade appelait une enseigne et qu'il s'en détachait avec naturel. Je le regardais avec une très outrée mine dubitative, la façade étant cousine de la notre. Nous nous disputions délicieusement, et le temps passait.