samedi 23 janvier 2010

72 : vendredi 22 janvier 2010

Enfant, je doutais avec quelque inquiétude de mon unicité. Sans avoir connaissance de ce qu'était un modèle théorique (bien qu'étant un enfant assez intellectuel), je réfléchissais au cas des vrais jumeaux - des monozygotes - pour interroger les possibilités pour un individu humain, un spécimen, de n'être pas unique. J'en arrivais à la première conclusion que même en étant physiquement parfaitement identiques, leur expérience d'individus séparés l'un de l'autre distinguait les deux monozygotes. Ceci n'achevait pas de me convaincre, ne dissipait pas totalement mes craintes à mon propre sujet. Des objets manufacturés à la sortie de l'usine ne sont pas uniques, ils existent en centaines et milliers d'exemplaires, et même en sachant qu'il n'en n'allait pas de même pour les humains (les expériences de clônage étaient alors trop balbutiantes pour avoir été relayées par les médias à grande diffusion, et avoir intégré l'imaginaire collectif), il me restait l'inquiétude quant à un éventuel cas, intégralement dû au hasard et infiniment improbable, d'une autre personne quelque part dans le monde, qui sans que je le sache aurait également le même génome que moi, et aurait exactement la même activité et les mêmes expériences que moi, tout à fait simultanément mais ailleurs. Alors, dans ce cas, je ne serais pas unique, je ne serais qu'un exemplaire, parmi plusieurs, d'un même modèle d'individu humain. Un cas d'école pour la discipline ontologique, une certaine angoisse existentielle également. Je recourais alors de nouveau au modèle théorique des monozygotes, en les imaginait totalement synchronisés dans leurs activités mais séparés dans l'espace : pour les distinguer, il restait le fait que leurs expériences synchrones n'étaient pas vécues au mêmes endroits, dans les mêmes lieux - la lumière sur eux n'était pas la même, les arbres et les maisons qu'il voyaient n'étaient pas les mêmes, les personnes qui les voyaient et les lieux qu'ils fréquentaient ne portaient pas les mêmes noms. Ceci constituait une différence suffisante entre deux individus pour que l'on puisse admettre la singularité de chacun des jumeaux. Or, personne à portée de ma vue ne m'était similaire en tout point, et je ne m'étais jamais rencontré de double : les lieux de vie de cet éventuel autre exemplaire du même modèle que moi différeraient donc suffisamment pour nous garantir à l'un et à l'autre une unicité. Par scepticisme viscéral, par cruauté endémique peut-être, je ne pus m'empêcher de pousser un cran plus loin le doute, en formulant l'hypothèse que mon double synchronisé était minuscule, invisible à l'œil nu, qu'il vivait exactement la même vie que la mienne, avec les mêmes pensées, le même environnement, la même physionomie, dans un monde miniature toujours placé exactement dans le lieu où je me trouvais, un microcosme imperceptible, par exemple posé sur mon corps. J'opposais alors la différence d'échelle entre mon double et moi-même, qui nous distinguerait assez l'un de l'autre pour que nous demeurions chacun hors pair. Mais je n'étais vraiment plus sûr de la véritable valeur d'un tel critère.