vendredi 15 janvier 2010

64 : jeudi 14 janvier 2010

Su-per ! Su-per ! (3) Selon nous, sur le papier, nos chances de succès étaient énormes. On comptait pas avoir à se fouler, Pierrot et moi, pour se les cartonner les mille euros, à Étival-lès-le-Mans. Juste s'affûter un peu, se rafraîchir la culture générale de base, histoire de repousser la malchance. À ce stade, on considérait que c'était ça, notre seul adversaire, la malchance ; il fallait juste pas qu'on tombe sur la colle qui nous laisserait comme deux ronds de flanc au mauvais moment, c'est-à-dire au moment de la question "banco", qui rapporte cinq-cents euros, ou à celui de la question "super-banco", qui rapporte les mille euros qu'on convoitait et qu'on considérait déjà comme quasi-acquis, et, à la limite, dus. Parce qu'à ces deux questions, si on donne une mauvaise réponse, on perd tout, c'est zéro euro et un lot de consolation en forme de honte pire que celle d'avoir perdu. Pour nous, c'était ça l'ennemi qu'on avait ciblé et qu'on devait conjurer, le manque de bol d'avoir la mauvaise question au mauvais moment. Franchement, les sélections d'avant le jeu, c'est pas qu'on n'y pensait pas, mais c'est qu'au départ on ne concevait même pas comment on aurait pu ne pas les passer haut la main. Avant le jeu, sur place, il y a un type ou une nana de France Inter, mais pas le présentateur du jeu, qui pose des questions à la cantonnade et les gens qui veulent participer se réunissent autour et ils répondent comme à la criée, et ceux qui répondent le mieux sont repérés, on en fait une paire et c'est les deux candidats. Pour nous c'était clair, ce serait nous deux, Pierrot et moi, qui allions tous les pourrir aux sélections et être désignés candidats, ça ne valait même pas la peine d'y penser plus d'une minute. Et puis donc, on s'est mis à se jauger chacun de notre côté en écoutant tous les midis le jeu à la radio, et en répondant comme si on était sur place à concourir, en notant nos scores, et en repérant attentivement le genre de questions qui étaient vraiment typiques, et les types de manques de bol qu'on pourrait avoir, le jour J. Et en fait, Pierrot comme moi, on s'est alors rendu compte qu'auparavant, on avait jamais essayé de répondre à ces questions du Jeu des mille euros comme si on suivait les règles, et alors on a vu qu'en plus de la malchance, on avait quelques autres ennemis à craindre dans cette histoire. Il y a plein de questions auxquelles on ne savait pas répondre, c'est seulement les bons jours qu'il n'y en n'avait qu'une seule sur laquelle on ne séchait pas, Pierrot comme moi. Ce qui veut dire qu'il n'y avait que les bons jours où, comme candidats, on aurait eu droit de jouer le banco, via une question de repéchage. Et encore, pour être honnête, les seuls jours où on arrivait au banco ou au super-banco, c'étaient des spéciales jeunes, avec des questions pour les collégiens et les lycéens. Par contre, au fur et à mesure du mois où on s'est mis en situation, en écoutant le jeu chaque jour à la radio, on rejoignait de plus en plus les conditions réelles d'un candidat, parce que vu qu'on peinait mais qu'on voulait toujours y croire, parce que ces mille euros d'Étival-lès-le-Mans, il fallait qu'ils soient pour nous sinon c'était vraiment dégueulasse, et bien on était de plus en plus tendu chaque midi, tout seul chez moi, et Pierrot tout seul chez lui, dans un état de stress qui ne pourrait pas être pire que celui qu'on aurait qu'on y serait vraiment. Enfin, qu'on pourrait avoir, si quand on y serait on était sélectionné comme candidats. Au bout d'un mois, pendant la réunion où on a mis en commun nos résultats, pour faire le point, et vus les résultats que c'étaient justement, on a commencé à l'avoir très mauvaise et à bien flipper dans la perspective des sélections d'avant le jeu, qu'auparavant on balayait, royal, d'un revers de main. Ceux qu'on avait été sûr d'avance de pulvériser, plus ça allait, ben, plus on les craignait et on commençait même, sans vraiment se le dire, à ne guère voir comment il ne pourraient pas être meilleurs que nous. Les profs à la retraite, les érudits locaux, les bibliothécaires de sous-préfecture, les membres de clubs Questions pour un champion, ils allaient tous nous broyer, les chiens, et être candidats à notre place, et eux avec vraiment que la malchance pour les empêcher de décrocher les mille euros. Bon, ça c'était la pente que suivait notre humeur pendant la réunion, direction directe vers le broyage de noir, et puis Pierrot a eu un sursaut d'orgueil, il a dit rageur qu'on était sûr de les perdre, ces mille euros, avec cet état d'esprit, qu'il fallait qu'on arrête tout de suite de baisser les bras, et de renoncer à ce qui nous les tend, les bras : une plaque en euros, merde, une plaque. Pierrot a dit qu'on allait se les faire quand même, ces mille putains d'euros. C'est comme ça qu'il dirait maintenant Pierrot, "mille putains d'euros", et même pour parler du jeu, il dirait désormais Le jeu des mille putains d'euros, voire Le putain de jeu des mille putains d'euros. On n'est pas des brelles, qu'il tonnait Pierrot, et n'oublie pas qu'on a encore deux mois pour être au niveau, et qu'on est les seuls à les avoir, ces deux mois, et il me sommait de toujours m'en souvenir, de ça, de notre avance sur tous les autres concurrents, au niveau du temps de préparation. Donc, à partir de maintenant, on raccourcissait les nuits et on ne lisait plus que des manuels de culture générale. Et, très important, Pierrot y insistait, hormis les quinze minutes quotidiennes et impératives d'écoute du Jeu des mille euros, autant que possible on mettrait France Culture en ambiance sonore, même la nuit pendant le sommeil, on ne sait jamais qu'il disait, peut-être que ça aura un effet pendant le sommeil aussi.