jeudi 31 décembre 2009

49 : mercredi 30 décembre 2009

C'est le dernier obstacle avant l'arrivée qui semble le plus redoutable, peu importe sa difficulté effective, sa difficulté apparente. Quand on sait qu'il est le dernier, il est craint supérieurement à ses prédécesseurs. C'est qu'on s'est déjà souvent déroulé mentalement le film burlesque qui voit son protagoniste lamentablement échouer alors qu'il touchait au but, qu'il s'y voyait déjà arrivé et qu'il avait aussitôt auparavant surmonté de bien plus grands périls. On sait le ridicule et le cruel pouvoir comique de cette séquence, on les a intériorisés dans une sensation qui jaillit instantanément à l'approche de l'obstacle qu'on sait être l'ultime avant la destination. Le terrible ennemi, la honte superlative, c'est de ne pas arriver après s'être cru au terme du voyage. C'est pour cela qu'il ne faut jamais se croire au terme du voyage, pour cela qu'il faut craindre le dernier obstacle comme peste et choléra, comme la mort elle-même. Ainsi pour cela qu'il faut échouer bien plus tôt après le départ, au plus tard à l'occasion de la pénultième difficulté.

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C’était pas un habitué, c’est sûr. Moi, je ne viens que de temps en temps, mais j’ai vu tout de suite que lui, c’était la première fois qu’il mettait les pieds là-haut. Sans paraître complètement perdu, il donnait l’air de découvrir les lieux, d’y chercher des repères. Il bafouilla presque en précisant à Sylvain : « C’est pour manger », avec l’air de s’excuser quand il demanda s’il pouvait s’installer à une table à côté de la baie vitrée. Il avait l’embarras du choix : il n’y avait pas foule, ce midi-là ; c’était un jour tranquille comme il y en avait beaucoup pendant la semaine, avant. Du reste, à part les habitués, justement, la plupart des gens qui venaient voulaient une place « avec vue », pour ainsi dire. Françoise lui a amené la carte, qu’il a à peine regardée, semblant avoir déjà fait son choix : un croque-monsieur qu’il a mangé sans hâte, méthodiquement, en profitant de son champ de vision sur la vallée. A vrai dire, il semblait même fixé sur ce panorama, ne le quittant des yeux que très brièvement, pour découper dans son assiette un nouveau carré parfaitement proportionné. C’est en attendant son café qu’il est devenu plus agité. Il entrecoupait sa contemplation du paysage par de brefs et nerveux coups d’œil à sa montre. Il jetait aussi de temps à autre un regard sur la salle, mais je crois qu’il ne m’a jamais vu dans mon coin sombre. Le dernier instant où je l’ai vu, il semblait hésiter à se lever, ou même à partir en courant. Quand je me suis réveillé, après le phénomène, il avait disparu, bien sûr.