mardi 1 décembre 2009

19 : lundi 30 novembre 2009

Heureusement, Christian était mort au milieu de l'automne. Un novembre très froid, très rude dans leur cabane mal isolée. Heureusement que Christian était mort dans le froid ; à cause de l'odeur. En été, la putréfaction de son corps aurait répandu des effluves encore plus pestilentielles. En été, les insectes, les asticots et les parasites seraient arrivés par légions entières pour coloniser le cadavre, y manger, y copuler, y pondre et le faire fermenter. En été, les nigauds du hangar d'en bas de la pente passent tout leur temps dehors, ils auraient forcément senti, ils seraient venus chercher des noises à Danièle à cause de la puanteur, ils auraient fini par débarquer dans la cabane pour tout foutre en l'air, vider sa merde ils auraient sûrement dit, et ils seraient forcément tombés sur Christian, sur le corps de Christian. Mais c'est en novembre que c'est arrivé. Tant qu'il ne sentait pas trop, elle l'a laissé dans le lit, pour qu'ils puissent continuer à dormir ensemble, quelques nuits de plus ensemble. Mais au bout de cinq ou six jours, malgré le froid, ça n'a plus été possible, odeur trop forte, aspect trop effroyable, et puis des écoulements fétides qui se répandaient dans les draps, qui imbibaient le matelas. Malgré tout l'amour de Danièle, avec toute l'humidité qui stagnait dans l'air, c'était trop pour continuer de partager la couche avec Christian. Alors elle l'a mis dans la baignoire, un coussin derrière sa tête et la couverture qu'il préférait, celle avec des chevaux dessinés dessus, pour couvrir son corps. Quelques mois plus tard, Christian ne sentait presque plus mais son corps continuait de s'abimer, menaçant de ne plus demeurer d'un seul tenant, menaçant de tomber en poussière. Ne sachant que faire pour le sauver, incapable d'imaginer les conséquences de la solution qu'elle avait choisi, Danièle alla voler une nuit tous les cierges à l'église du bourg, et les rapporta dans leur brouette jusqu'à la cabane. Elle occupa la journée du lendemain à en faire couler toute la cire dans la baignoire, pour que Christian soit à l'abri dans un écrin, protégé par une gangue. Bien sûr, elle ne put extraire Christian de la baignoire avant les grosses chaleurs de la fin du printemps, et pouvoir l'en retirer signifiait la défaillance de la protection qu'elle lui avait trouvé. Le temps passé et la cire deux fois fondue avaient fait souffrir Christian, son corps ne pouvait plus se maintenir en un seul morceau. Danièle était si triste au moment de le déposer dans les boîtes qu'elle avait trouvées pour ranger les parties de Christian. Était-ce encore Christian dans ces boîtes ? Elle se consola un peu en rangeant les petites caisses sous son lit, leur lit. Ils dormaient à nouveau tout près l'un de l'autre.

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Même la ponctualité ne pouvait lui procurer le moindre réconfort. La rigueur dans les horaires, une organisation prédéterminée et respectée à la lettre de sa journée n'auraient fait que mettre en relief le désordre qui régnait sur d'autres aspects de sa vie. Sur tous les autres aspects. Tenter de faire entrer ce chaos dans une matrice, quelle qu'elle soit, était vain: aucune routine possiblement rassurante ne pouvait s'installer. Il était incapable de comprendre comment il en était arrivé là, d'autant plus qu'il ne parvenait pas à se souvenir d'où tout cela était parti, à se rappeler comment c'était avant, si tant est que cet "avant" eût réellement existé. Plutôt que chercher à retrouver un hypothétique passé dont il avait l'intuition, une intuition mais rien de plus, qu'il avait été meilleur que son présent, il se prit à attendre un choc à venir, un événement suffisamment violent pour faire voler sa vie en éclats, espérant que ce cataclysme lui ouvrirait une existence toute neuve, sur laquelle il pourrait reprendre le contrôle, ou, bien sûr, plus d'existence du tout.